De l'origine des espèces. Darwin Charles
des onze espèces primitives. Les nouvelles espèces, en outre, sont alliées les unes aux autres d'une manière toute différente. Sur les huit descendants de A, ceux indiqués par les lettres a14, g14 et p14 sont très voisins, parce que ce sont des branches récentes de a10; b14 et f14, ayant divergé à une période beaucoup plus ancienne de a5, sont, dans une certaine mesure, distincts de ces trois premières espèces; et enfin o14, c14 et m14 sont très-voisins les uns des autres; mais, comme elles ont divergé de A au commencement même de cette série de modifications, ces espèces doivent être assez différentes des cinq autres, pour constituer sans doute un sous-genre ou un genre distinct.
Les six descendants de I forment deux sous-genres ou deux genres distincts. Mais, comme, l'espèce primitive I différait beaucoup de A, car elle se trouvait presque à l'autre extrémité du genre primitif, les six espèces descendant de I, grâce à l'hérédité seule, doivent différer considérablement des huit espèces descendant de A; en outre, nous avons supposé que les deux groupes ont continué à diverger dans des directions différentes. Les espèces intermédiaires, et c'est là une considération fort importante, qui reliaient les espèces originelles A et I, se sont toutes éteintes, à l'exception de F, qui seul a laissé des descendants. En conséquence, les six nouvelles espèces descendant, de I, et les huit espèces descendant de A devront être classées comme des genres très distincts, ou même comme des sous-familles distinctes.
C'est ainsi, je crois, que deux ou plusieurs genres descendent, par suite de modifications, de deux ou de plusieurs espèces d'un même genre. Ces deux ou plusieurs espèces souches descendent aussi, à leur tour, de quelque espèce d'un genre antérieur. Cela est indiqué, dans notre diagramme, par les lignes ponctuées placées au-dessous des lettres majuscules, lignes convergeant en groupe vers un seul point. Ce point représente une espèce, l'ancêtre supposé de nos sous-genres et de nos genres. Il est utile de s'arrêter un instant pour considérer le caractère de la nouvelle espèce F14, laquelle, avons-nous supposé, n'a plus beaucoup divergé, mais a conservé la forme de F, soit avec quelques légères modifications, soit sans aucun changement. Les affinités de cette espèce vis-à-vis des quatorze autres espèces nouvelles doivent être nécessairement très curieuses. Descendue d'une forme située à peu près à égale distance entre les espèces souches A et I, que nous supposons éteintes et inconnues, elle doit présenter, dans une certaine mesure, un caractère intermédiaire entre celui des deux groupes descendus de cette même espèce. Mais, comme le caractère de ces deux groupes s'est continuellement écarté du type souche, la nouvelle espèce F14 ne constitue pas un intermédiaire immédiat entre eux; elle constitue plutôt un intermédiaire entre les types des deux groupes. Or, chaque naturaliste peut se rappeler, sans doute, des cas analogues.
Nous avons supposé, jusqu'à présent, que chaque ligne horizontale du diagramme représente mille générations; mais chacune d'elles pourrait représenter un million de générations, ou même davantage; chacune pourrait même représenter une des couches successives de la croûte terrestre, dans laquelle on trouve des fossiles. Nous aurons à revenir sur ce point, dans notre chapitre sur la géologie, et nous verrons alors, je crois, que le diagramme jette quelque lumière sur les affinités des êtres éteints. Ces êtres, bien qu'appartenant ordinairement aux mêmes ordres, aux mêmes familles ou aux mêmes genres que ceux qui existent aujourd'hui, présentent souvent cependant, dans une certaine mesure, des caractères intermédiaires entre les groupes actuels; nous pouvons le comprendre d'autant mieux que les espèces existantes vivaient à différentes époques reculées, alors que les lignes de descendance avaient moins divergé.
Je ne vois aucune raison qui oblige à limiter à la formation des genres seuls la série de modifications que nous venons d'indiquer. Si nous supposons que, dans le diagramme, la somme des changements représentée par chaque groupe successif de lignes ponctuées divergentes est très grande, les formes a14 à p14, b14 et f14, o14 à m14 formeront trois genres bien distincts. Nous aurons aussi deux genres très distincts descendant de I et différant très considérablement des descendants de A. Ces deux groupes de genres formeront ainsi deux familles ou deux ordres distincts, selon le somme des modifications divergentes que l'on suppose représentée par le diagramme. Or, les deux nouvelles familles, ou les deux ordres nouveaux, descendent de deux espèces appartenant à un même genre primitif, et on peut supposer que ces espèces descendent de formes encore plus anciennes et plus inconnues.
Nous avons vu que, dans chaque pays, ce sont les espèces appartenant aux genres les plus riches qui présentent le plus souvent des variétés ou des espèces naissantes. On aurait pu s'y attendre; en effet, la sélection naturelle agissant seulement sur les individus ou les formes qui, grâce à certaines qualités, l'emportent sur d'autres dans la lutte pour l'existence, elle exerce principalement son action sur ceux qui possèdent déjà certains avantages; or, l'étendue d'un groupe quelconque prouve que les espèces qui le composent ont hérité de quelques qualités possédées par un ancêtre commun. Aussi, la lutte pour la production de descendants nouveaux et modifiés s'établit principalement entre les groupes les plus riches qui essayent tous de se multiplier. Un groupe riche l'emporte lentement sur un autre groupe considérable, le réduit en nombre et diminue ainsi ses chances de variation et de perfectionnement. Dans un même groupe considérable, les sous-groupes les plus récents et les plus perfectionnés, augmentant sans cesse, s'emparant à à chaque instant de nouvelles places dans l'économie de la nature, tendent constamment aussi à supplanter et à détruire les sous-groupes les plus anciens et les moins perfectionnés Enfin, les groupes et les sous-groupes peu nombreux et vaincus finissent par disparaître.
Si nous portons les yeux sur l'avenir, nous pouvons prédire que les groupes d'êtres organisés qui sont aujourd'hui riches et dominants, qui ne sont pas encore entamés, c'est-à-dire qui n'ont pas souffert encore la moindre extinction, doivent continuer à augmenter en nombre pendant de longues périodes. Mais quels groupes finiront par prévaloir? C'est là ce que personne ne peut prévoir, car nous savons que beaucoup de groupes, autrefois très développés, sont aujourd'hui éteints. Si l'on s'occupe d'un avenir encore plus éloigné, on peut prédire que, grâce à l'augmentation continue et régulière des plus grands groupes, une foule de petits groupes doivent disparaître complètement sans laisser de descendants modifiés, et qu'en conséquence, bien peu d'espèces vivant à une époque quelconque doivent avoir des descendants après un laps de temps considérable. J'aurai à revenir sur ce point dans le chapitre sur la classification; mais je puis ajouter que, selon notre théorie, fort peu d'espèces très anciennes doivent avoir des représentants à l'époque actuelle; or, comme tous les descendants de la même espèce forment une classe, il est facile de comprendre comment il se fait qu'il y ait si peu de classes dans chaque division principale du royaume animal et du royaume végétal. Bien que peu des espèces les plus anciennes aient laissé des descendants modifiés, cependant, à d'anciennes périodes géologiques, la terre a pu être presque aussi peuplée qu'elle l'est aujourd'hui d'espèces appartenant à beaucoup de genres, de familles, d'ordres et de classes.
DU PROGRÈS POSSIBLE DE L'ORGANISATION
La sélection naturelle agit exclusivement au moyen de la conservation et de l'accumulation des variations qui sont utiles à chaque individu dans les conditions organiques et inorganiques où il peut se trouver placé à toutes les périodes de la vie. Chaque être, et c'est là le but final du progrès, tend à se perfectionner de plus en plus relativement à ces conditions. Ce perfectionnement conduit inévitablement au progrès graduel de l'organisation du plus grand nombre des êtres vivants dans le monde entier. Mais nous abordons ici un sujet fort compliqué, car les naturalistes n'ont pas encore défini, d'une façon satisfaisante pour tous, ce que l'on doit entendre par «un progrès de l'organisation». Pour les vertébrés, il s'agit clairement d'un progrès intellectuel et d'une conformation se rapprochant de celle de l'homme. On pourrait penser que la somme des changements qui se produisent dans les différentes parties et dans les différents organes, au moyen de développements successifs depuis l'embryon jusqu'à la maturité, suffit comme terme de comparaison; mais il y a des cas, certains crustacés parasites par exemple, chez lesquels plusieurs parties de la conformation deviennent moins parfaites, de telle sorte que l'animal adulte n'est certainement