Le Speronare. Dumas Alexandre

Le Speronare - Dumas Alexandre


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en ce moment avec ceux du jeune homme, et je reconnus son regard comme j'avais déjà reconnu son visage; seulement, comme je savais que ma déclaration le tuait du coup, j'hésitais à la faire.

      Le juge vit ce qui se passait en moi, alla au crucifix suspendu à la muraille, le prit, et me l'apportant: – Capitaine, me dit-il, jurez sur le Christ de dire toute la vérité, rien que la vérité.

      J'hésitais.

      – Faites le serment qu'on vous demande, dit le prisonnier, et parlez en conscience.

      – Eh bien! ma foi! repris-je, puisque c'est vous qui le voulez…

      – Oui, je vous en prie.

      – En ce cas-là, repris-je en étendant la main sur le crucifix, je jure de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

      – Bien, dit le juge. Maintenant, répondez. Reconnaissez-vous ce jeune homme pour être celui qui vous a frappé d'un coup de couteau?

      – Parfaitement.

      – Alors vous affirmez que c'est lui?

      – Je l'affirme.

      Il se retourna vers les deux greffiers. – Vous le voyez, dit-il, le blessé lui-même est trompé par cette étrange ressemblance.

      Quant au jeune homme, un éclair de joie passa sur son visage. Je trouvai cela un peu étrange, attendu qu'il me semblait que ce que je venais de déposer ne devait pas le faire rire.

      – Ainsi, vous persistez, reprit le juge, à affirmer que ce jeune homme est bien celui qui vous a frappé?

      Je sentis que le sang me montait à la tête; car, vous comprenez, il avait l'air de dire que je mentais.

      – Si je persiste? je le crois pardieu bien! et à telle enseigne qu'il était nu-tête, qu'il avait une redingote noire, un pantalon gris, et qu'il venait par la petite ruelle qui conduit à la prison.

      – Gaëtano Sferra, dit le juge, qu'avez-vous à répondre à cette déposition?

      – Que cet homme se trompe, répondit le prisonnier, comme se sont trompés tous ceux qui étaient au café.

      – C'est évident, dit le juge en se retournant une seconde fois vers les greffiers.

      – Je me trompe! m'écriai-je en me soulevant malgré ma faiblesse; ah bien! par exemple, en voilà une sévère! Ah! je me trompe!

      – Capitaine! s'écria Nunzio, capitaine! Oh mon Dieu! mon Dieu!

      – Ah! je me trompe! repris-je. Eh bien! je vous dis, moi, que je ne me trompe pas.

      – Le médecin, le médecin! cria Pietro.

      En effet, l'effort que j'avais fait en me levant avait dérangé l'appareil, et ma blessure s'était rouverte, de sorte qu'elle saignait de plus belle. Je sentis que je m'en allais de nouveau; toute la chambre valsait autour de moi, et, au milieu de tout cela, je voyais les yeux du prisonnier fixés sur moi avec une expression de joie si étrange, que je fis un dernier mouvement pour lui sauter au cou et l'étrangler. Ce mouvement épuisa ce qu'il me restait de force; un nuage sanglant passa devant mes yeux; je sentis que j'étouffais, je me renversai en arrière, puis je ne sentis plus rien: j'étais retombé dans mon évanouissement.

      Celui-là ne dura que sept ou huit heures, et j'en revins comme du premier. Cette fois le médecin était auprès de moi: Pietro l'avait amené, et Nunzio n'avait pas voulu le laisser partir. J'essayai de parler, mais il me mit un doigt sur la bouche en me faisant signe de me taire. J'étais si faible, que j'obéis comme un enfant.

      – Allons, ça va mieux, dit le médecin. Du silence, la diète la plus absolue, et humectez-lui de temps en temps la blessure avec de l'eau de guimauve. Tout ira bien. Surtout ne lui laissez voir personne.

      – Ah! quant à cela, vous pouvez être tranquille. Quand ce serait le Père éternel lui-même qui frapperait à la porte, je lui répondrais: Vous demandez le capitaine? – Oui. – Eh bien! Père éternel, il n'y est pas.

      – Et puis, d'ailleurs, dit Pietro, nous étions là, nous autres, pour veiller à la porte et envoyer promener les juges et les greffiers, s'ils se représentaient.

      – Si bien, pour en finir, reprit le capitaine, que personne ne vint que le médecin, que je ne parlai que quand il m'en donna la permission, et que tout alla bien, comme il l'avait dit. Au bout d'un mois je fus sur mes jambes; au bout de six semaines je pus regagner le bâtiment. Quant à l'Anglais, il était parti; mais c'était un brave homme tout de même. Il avait payé à Nunzio le prix convenu, comme s'il avait fait tout le voyage, et il avait encore laissé une gratification à l'équipage.

      – Oui, oui, dit Pietro, qui n'était pas fâché sans doute de me donner la mesure de la générosité de l'Anglais, trois piastres par homme. Aussi nous avons joliment bu à sa santé, n'est-ce pas les autres?

      – Dame! il l'avait bien mérité, répondit en choeur l'équipage.

      – Et vous, capitaine, que fîtes-vous?

      – Moi? eh bien! la mer me remit. Je respirais à pleine poitrine, j'ouvrais la bouche que l'on aurait cru que je voulais avaler tout le vent qui venait de la Grèce; un fameux vent, allez. Si nous l'avions seulement pour nous conduire à Palerme, nous y serions bientôt; mais nous ne l'avons pas.

      – Peut-être bien que nous ne tarderons pas à en avoir un autre, dit le pilote; mais celui-là ce ne sera pas la même chose.

      – Un peu de sirocco, hein? n'est-ce pas, vieux? demanda le capitaine.

      Nunzio fit un signe de tête affirmatif.

      – Et puis? repris-je, voulant la suite de mon histoire.

      – Eh bien! je revins au village Della Pace, où ma femme, que j'avais laissée grosse de Peppino, avait eu une si grande peur, qu'elle en était accouchée avant terme. Heureusement que ça n'avait fait de mal ni à la mère ni à l'enfant; et depuis ce temps-là je me porte bien, à l'exception, comme je vous le disais, que quand je nage trop longtemps, la respiration me manque.

      – Mais ce n'est pas tout, dis-je au capitaine, et vous avez fini par avoir l'explication de ce singulier quiproquo?

      – Attendez donc, reprit-il, nous ne sommes qu'à la moitié de l'histoire, et encore c'est le plus beau qui me reste à vous raconter. Malheureusement je crois que c'est là que j'ai eu tort!

      – Mais non, mais non, dit Pietro; mais je vous dis que non.

      – Heu! heu! dit le capitaine.

      – Je vous écoute, repris-je.

      – Il y avait déjà un an que l'aventure était arrivée, lorsque je retrouvai l'occasion de retourner à Malte. Ma femme ne voulait pas m'y laisser aller; pauvre femme! elle croyait que cette fois-là j'y laisserais mes os; mais je la rassurai de mon mieux. D'ailleurs c'était justement une raison, puisqu'il m'était arrivé du mal à un premier voyage, pour qu'il m'arrivât du bien au second; tant il y a que j'acceptai le chargement. Cette fois il n'était pas question de voyageurs, mais de marchandises.

      En effet, la traversée fut excellente; c'était de bon augure. Cependant, je l'avoue, je n'avais pas grand plaisir à rentrer à Malte; aussi, mes petites affaires faites, je revenais bien vite sur le speronare. Bref, j'allais partir le lendemain, et j'étais en train de faire un somme dans la cabine, quand Pietro entra.

      – Capitaine, me dit-il, pardon de vous réveiller; mais c'est une femme qui dit qu'elle a besoin de vous parler pour affaires.

      – Une femme! et où est-elle, cette femme? demandai-je en me frottant les yeux.

      – Elle est en bas, dans un petit canot.

      – Toute seule?

      – Avec un rameur.

      – Et quelle est cette femme?

      – Je lui ai demandé son nom; mais elle m'a répondu que cela ne me regardait pas, qu'elle avait affaire à vous, et non pas à moi.

      – Est-elle


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