Le Speronare. Dumas Alexandre

Le Speronare - Dumas Alexandre


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d'une religieuse, interrompit Pietro.

      – Alors, fais-la monter, repris-je.

      Pietro sortit. Je me mis derrière une table, et j'ouvris tout doucement mon couteau. J'étais devenu défiant en diable depuis mon aventure; et comme je ne connaissais pas de femmes, je pensais que ça pourrait bien être un homme déguisé. Mais, une fois prévenu, c'est bon. Un homme prévenu, comme on dit, en vaut deux. Puis, sans me vanter, je manie assez proprement le couteau moi aussi.

      – Je crois bien, dit Pietro: vous êtes modeste, capitaine. Voyez-vous, excellence, le capitaine, c'est le plus fort que je connaisse. A un pouce, à deux pouces, à toute la lame, il se bat comme on veut; cela lui est égal, à lui.

      – Mais au premier coup d'oeil, continua le capitaine, je vis bien que je m'étais trompé, et que c'était bien une femme; et une pauvre petite femme qui avait grand peur encore, car on voyait sous son voile qu'elle tremblait de tous ses membres. Je remis mon couteau dans ma poche, et je m'approchai d'elle.

      – Qu'y a-t-il pour votre service, madame? lui demandai-je.

      – Vous êtes le capitaine de ce petit bâtiment? répondit-elle.

      – Oui, madame.

      – Avez-vous quelque affaire qui vous retienne dans le port?

      – Je comptais partir demain matin.

      – Avez-vous des passagers maltais?

      – Aucun.

      – Faites-vous voile plus particulièrement pour un point de la Sicile que pour l'autre?

      – Je comptais rentrer dans le port de Messine.

      – Voulez-vous gagner quatre cents ducats?

      – Belle demande! Je crois pardieu bien que je le veux! si toutefois, vous le comprendrez bien, la chose ne peut pas me compromettre.

      – En aucune façon.

      – Que faut-il faire?

      – Il faut venir cette nuit avec votre speronare à la pointe Saint-Jean, à une heure du matin. Vous enverrez votre canot à terre. Un passager attendra sur le rivage; il vous dira Sicile, vous lui répondrez Malte. Vous le ramènerez à bord, et vous le déposerez dans l'endroit de la Sicile qui vous conviendra le mieux. Voilà tout.

      – Dame! c'est faisable, répondis-je; et vous dites que pour cela…

      – Il y a une prime de quatre cents ducats, deux cents ducats comptant: les voilà (l'inconnue tira une bourse et la jeta sur la table); deux cents ducats qui vous seront remis par le passager lui-même en touchant la terre.

      – Eh! mais, dites donc, repris-je, il faut au moins que je vous fasse une obligation moi, une reconnaissance, quelque chose, un petit papier enfin.

      – A quoi bon? Vous êtes honnête homme ou vous ne l'êtes pas. Si vous êtes honnête homme, votre parole suffit; si vous ne l'êtes pas, vous comprenez, aux précautions que je prends, au secret que je vous demande, que votre papier ne peut me servir à rien, et que je ne suis pas en mesure de le faire valoir devant les tribunaux.

      – Par quel hasard vous êtes-vous adressée à moi, alors?

      – Je me promenais aujourd'hui sur le port, ne sachant à qui m'adresser pour le service que je réclame de vous. Je vous ai vu passer, votre figure ouverte m'a plu, vous avez monté dans votre canot, vous êtes venu droit au petit bâtiment où nous sommes, j'ai deviné que vous en étiez le capitaine; j'ai attendu la nuit: la nuit venue, je m'y suis fait conduire à mon tour, j'ai demandé à vous parler, et me voilà.

      – Oh! quant à ce qui est d'être franc et honnête, répondis-je, vous ne pouviez pas mieux vous adresser.

      – Eh bien! c'est tout ce qu'il me faut, répondit l'inconnue en me tendant la main; une jolie petite main, ma foi! que j'avais même grande envie de la prendre et de la baiser; c'est chose convenue.

      – Vous avez ma parole.

      – Vous n'oublierez pas le mot d'ordre?

      – Sicile et Malte.

      – C'est bien: à une heure, à la pointe Saint-Jean.

      – A une heure.

      L'inconnue redescendit dans le bateau et regagna la terre; à dix heures nous levâmes l'ancre. La pointe Saint-Jean est une espèce de cap qui s'avance dans la mer vers la partie méridionale de Malte, à une lieue et demie de la ville, ce qui, par mer, faisait une distance de cinq ou six milles à peu près. Mais comme le vent était mauvais, il fallait franchir cette distance à la rame; comme vous comprenez, il n'y avait pas de temps à perdre.

      A minuit et demi, nous étions à un demi-mille de la porte Saint-Jean. Ne voulant pas m'approcher davantage, de peur d'être vu, je mis en panne, et j'envoyai Pietro à terre avec le canot. Je le vis s'enfoncer dans l'obscurité, se confondre avec la côte et disparaître; un quart d'heure après il reparut. Le passager était assis à l'arrière du canot, tout s'était donc bien passé.

      J'avais fait préparer la cabine de mon mieux: j'y avais fait transporter mon propre matelas; d'ailleurs, comme avec le vent qui soufflait nous devions être le lendemain à Messine, je pensais que, si difficile que fût notre hôte, une nuit est bientôt passée. Puis, il y a des circonstances où les gens les plus délicats passent volontiers sur certaines choses, et, il faut le dire, notre passager me paraissait être dans une de ces circonstances-là.

      Ces réflexions firent que, par délicatesse, et pour ne point paraître trop curieux, je descendis dans l'entrepont, tandis qu'il montait à bord. De son côté, le passager alla droit à la cabine sans regarder personne et sans dire une seule parole; seulement il laissa deux onces [Note: L'once est une monnaie sicilienne qui vaut 12 F.] dans la main que Pietro lui tendit pour l'aider à monter l'escalier. Au bout de cinq minutes, quand le canot fut amarré, Pietro vint me rejoindre.

      – Tenez, capitaine, me dit-il, voici deux onces à ajouter à la masse.

      – Ils n'ont, voyez-vous, interrompit le capitaine, qu'une bourse pour eux tous; seulement je suis le caissier: à la fin du voyage je fais les comptes de chacun et tout est dit.

      – Eh bien! demandai-je à Pietro, comment cela s'est-il passé?

      – Mais à merveille, répondit-il; il était là qui attendait avec la femme voilée qui était venue à bord, et il paraît même qu'il était impatient de me voir; car, à peine m'eut-il aperçu, qu'il embrassa l'autre, et qu'il vint au-devant de moi, ayant de l'eau jusqu'aux genoux; alors nous avons échangé le mot d'ordre, et il est monté à bord. Tant que la femme a pu le voir, elle est restée sur la côte à nous regarder et à nous faire des signes avec son mouchoir. Puis, quand nous avons été trop loin, nous avons entendu une voix qui nous criait bon voyage; c'était encore elle, la pauvre femme!

      – Et as-tu vu notre passager?

      – Non, il s'est caché la figure dans son manteau, seulement, à sa voix et à sa tournure, ça m'a l'air d'un jeune homme, l'amant de l'autre probablement.

      – C'est bien: va dire aux camarades de déployer la voile, et à Nunzio de gouverner sur Messine.

      Pietro remonta sur le pont, transmit l'ordre que j'avais donné, et dix minutes après nous marchions que c'était plaisir. Je ne tardai pas à le suivre sur le pont: je ne sais pourquoi je ne pouvais dormir. D'ailleurs, le temps était si beau, il ventait un si bon vent, il faisait un si magnifique clair de lune, que c'était péché que de s'enfermer dans un entrepont avec une pareille nuit.

      Je trouvai le pont solitaire; tous les camarades étaient rentrés dans leur écoutille et dormaient à qui mieux mieux; il n'y avait que Nunzio qui veillait comme d'habitude; mais, attendu qu'il était caché derrière la cabine, on ne le voyait pas, si bien qu'on aurait cru que le bâtiment marchait tout seul.

      Il était deux heures et demie du matin à peu près, nous avions déjà laissé Malte bien loin derrière nous, et je me promenais de long en large sur le pont, pensant à ma petite femme et aux amis que nous allions retrouver, quand


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