Les affinités électives. Johann Wolfgang von Goethe

Les affinités électives - Johann Wolfgang von Goethe


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jeunes, quel que soit leur rang.

      – Je ferai tout mon possible pour ne plus m'en rendre coupable, répondit Ottilie. Permettez-moi cependant de mériter à l'instant même votre pardon de cette mauvaise habitude, en vous racontant comment je l'ai contractée:

      J'ai retenu fort peu de choses du cours d'histoire qu'on m'a fait faire au pensionnat, parce que je ne concevais pas à quoi cette science pouvait m'être utile; les faits isolés, seuls, sont restés dans ma mémoire et je vais vous en citer un:

      Lorsque Charles Ier, roi d'Angleterre, se trouva devant ses prétendus juges, la pomme d'or de la canne qu'il tenait à la main se détacha et tomba par terre. Accoutumé à voir, en pareille circonstance, tout le monde s'empresser autour de lui, il regarda avec une surprise douloureuse les hommes au milieu desquels il se trouvait en ce moment, et dont pas un ne songea à relever cette pomme. Il fut obligé delà ramasser lui-même.

      Je ne sais si j'ai eu tort ou raison: mais cette anecdote m'a si fortement impressionnée, la position de ce roi m'a paru si cruelle, qu'il m'est presque impossible de voir tomber quelque chose sans le relever à l'instant. Cependant, puisque cela n'est pas toujours convenable, je me surveillerai désormais; car, ajouta-t-elle en souriant, je ne pourrais pas expliquer ma conduite à tout le monde, comme je viens de le faire avec vous, en racontant mon anecdote.

      Le Baron et le Capitaine continuèrent à s'occuper de la réalisation de leurs projets de réforme et d'embellissement; et souvent des circonstances imprévues leur en suggérèrent de nouveaux.

      Un jour qu'ils traversaient le village, ils ne purent s'empêcher de remarquer qu'il offrait un contraste aussi frappant que désagréable avec les jolis villages suisses dont ils avaient souvent admiré ensemble l'aspect riant et propre. Le Capitaine fit observer à son ami, que l'ordre et la propreté résultent naturellement de la nécessité d'utiliser un espace étroit.

      – Tu n'as sans doute pas oublié, continua-t-il, que pendant notre tournée en Suisse, tu t'es promis d'établir, dans tes domaines, des hameaux semblables à ceux que tu y avais remarqués. Cette ressemblance ne devait pas consister dans la construction, mais dans l'ordre et la propreté qui règnent dans les chalets?

      – Je m'en souviens fort bien, répondit Édouard, et je crois qu'il serait facile de réaliser cette intention. La montagne qui porte le château descend en angle saillant jusqu'au village, et ce village forme un demi-cercle assez régulier, à travers lequel serpente le ruisseau. Malheureusement chaque pluie d'orage fait sortir ce ruisseau de son lit; nos paysans se défendent contre ces petites inondations chacun à sa façon; loin de s'aider mutuellement, ils prennent à tâche de se contrarier et de se nuire. Nous venons de nous convaincre par nous-mêmes des inconvénients qui résultent de ce défaut d'harmonie. Presque à chaque maison, nous sommes forcés de descendre ou de monter brusquement; et s'il était tombé de l'eau cette nuit, nous marcherions tantôt sur des amas de grosses pierres, tantôt sur des poutres entassées ou sur des planches vacillantes, et souvent même dans des mares bourbeuses. Si ces gens-là voulaient me seconder, il serait facile d'enfermer le ruisseau dans un lit muré, d'unir la route et d'élever des trottoirs de chaque côté des maisons; par là nous ferions disparaître la foule de petits inconvénients qui empoisonnent leur vie, et donnent à leurs habitations et à l'ensemble du village un air de malpropreté et de confusion qui attriste.

      – Nous pourrions essayer du moins, dit le Capitaine, en laissant errer ses regards autour de lui; car déjà sa pensée calculait les avantages et les difficultés qu'offrait la situation du terrain.

      – Je n'aime pas à avoir affaire aux paysans, surtout dans les cas où je ne puis pas leur donner des ordres positifs, répliqua Édouard.

      – Tu n'as pas tort, répondit le Capitaine, et je conviens que de semblables entreprises m'ont causé plus d'un chagrin. Les hommes comprennent en général très-difficilement l'importance d'un petit sacrifice en faveur d'un grand avantage; il est rare de tendre vers un but sans dédaigner les moyens qui peuvent y conduire. Souvent même ils se trompent aussi complètement sur les moyens que sur le but. Persuadés qu'il faut remédier au mal à la place où ils le voient et où ils le sentent, ils s'inquiètent fort peu du point d'où part son action malfaisante. Au reste, ce point est presque toujours insaisissable pour la multitude dont l'intelligence, souvent très-grande pour l'instant actuel, ne va jamais jusqu'à prévoir le lendemain. Ajoute à cela que les réformes qui favorisent le bien-être général froissent toujours quelques intérêts particuliers, et tu comprendras sans peine pourquoi il est si difficile de les exécuter quand on n'est pas armé du pouvoir d'une souveraineté absolue.

      Pendant qu'ils s'entretenaient ainsi, un homme robuste, d'un extérieur effronté, leur demanda l'aumône. Édouard, qui n'aimait pas à être interrompu, chercha plusieurs fois à s'en débarrasser tranquillement et finit par l'apostropher avec emportement. Le mendiant se retira à petits pas et en injuriant les deux amis, il poussa même l'audace jusqu'à les menacer de Dieu et des lois, qui, disait-il, protègent le mendiant aussi bien que le grand seigneur. Il ajouta que lorsqu'on avait le coeur dur on pouvait refuser un pauvre, mais qu'on n'avait pas le droit de l'insulter.

      La colère aurait, sans doute, fait commettre au Baron quelqu'imprudence, si son ami n'avait pas cherché à le calmer.

      – Que ce fâcheux incident, lui dit-il, devienne pour nous une leçon utile; prenons une mesure sage et prudente qui en rende le retour impossible. Tu ne peux te dispenser de faire l'aumône aux pauvres qui passent tes terres; mais il n'est ni nécessaire ni prudent de distribuer tes dons toi-même ni chez toi. Il faut être juste et modéré en tout, même dans la bienfaisance: des dons trop fréquents et trop considérables sont plutôt un appât qu'un secours pour le pauvre, tandis qu'il est juste et bon de lui apparaître parfois sur la route, sous la forme d'un hasard heureux qui lui procure un soulagement momentané. J'ai conçu à ce sujet un projet dont la situation du château et du village rend l'exécution très-facile. Le cabaret est situé à l'une des extrémités du village, à l'autre demeure un vieux couple honnête et sédentaire; dépose dans ces deux maisons une petite somme que tu renouvelleras périodiquement, et dont chaque mendiant qui passera aura sa part; il faudra surtout qu'elle lui soit remise non en entrant, mais en sortant du village.

      – Viens, dit Édouard, et arrangeons cela à l'instant. Il sera temps plus tard de nous occuper des détails.

      Ils se rendirent aussitôt chez l'aubergiste, puis chez le vieux couple, et la sage mesure proposée par le Capitaine eut un commencement d'exécution.

      – Tu viens de me prouver de nouveau, dit le Baron en reprenant le chemin du château, que tout en ce monde dépend d'une bonne pensée et d'une forte résolution. C'est ainsi qu'en jugeant sainement et au premier coup d'oeil les promenades et les plantations de ma femme, tu m'as suggéré des idées pour corriger ses méprises. Je me suis empressé de les lui communiquer et …

      – Oh! je m'en suis aperçu, interrompit le Capitaine en riant, et tu as fait là une grande faute, car tu l'as offensée, blessée même sans la convaincre. Depuis le jour où tu lui as fait cette imprudente révélation, elle a entièrement abandonné des travaux qui lui procuraient une distraction agréable. N'as-tu pas remarqué qu'elle ne nous mène plus jamais dans la cabane de mousse, qu'elle visite parfois en secret avec Ottilie?

      – Cette petite bouderie ne me décourage point. Quand j'ai la certitude qu'un projet est utile et bon, je n'ai de repos que lorsqu'il est exécuté. Avec un peu d'adresse et beaucoup de prévenances, nous parviendrons facilement à faire adopter à Charlotte nos manières de voir. Montrons-lui d'abord la nouvelle carte de mes domaines que tu viens d'achever. Tu arriveras ensuite avec des dessins et des gravures représentant des établissements et des promenades qui pourraient trouver place sur ce plan. Commençons par des suppositions et des plaisanteries qu'il nous sera facile de convertir en entreprises réelles.

      D'après cette convention, on chercha les livres dans lesquels se trouvaient les plans de la contrée, sous le rapport rural, et dans son état naturel, puis on indiqua sur des feuilles séparées les changements que l'art pourrait lui faire subir, en profitant sagement des avantages qu'elle offrait déjà, et en créant des beautés nouvelles. Le passage de ces suppositions à leur réalisation


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