Les affinités électives. Johann Wolfgang von Goethe

Les affinités électives - Johann Wolfgang von Goethe


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La nature l'avait créée pour la vie domestique, l'intérieur du ménage était son univers, là seulement elle se sentait heureuse et libre. Le Baron ne tarda pas à s'apercevoir qu'elle ne se prêtait que par complaisance aux longues excursions, et qu'elle aimait, surtout, à revenir le soir assez tôt pour diriger et surveiller les apprêts du souper. Toujours empressé de prévenir ses moindres désirs, il abrégea les heures de promenades, et remplit les soirées par la lecture de poésies passionnées dont il augmentait le charme dangereux par la chaleur de son débit.

      Une convention tacite semblait avoir fixé la place que chacun des quatre amis devait occuper pendant ces lectures: Charlotte était assise sur le canapé; Ottilie, en face d'elle sur une chaise, avait le Capitaine à sa gauche et Édouard à sa droite. Quand il lisait, il poussait la bougie du côté de la jeune fille qui s'approchait toujours plus près de lui, et suivait les lignes des yeux; car elle aimait mieux se fier à sa vue qu'à la voix d'un autre. Loin de se fâcher, ainsi qu'il en avait l'habitude, en pareille occasion, il penchait son livre vers elle, s'arrêtait quand il était arrivé à la fin de la page, et attendait, pour la retourner, qu'elle l'eût averti par un regard qu'il le pouvait sans la gêner. Ce manège n'échappa ni à Charlotte ni au Capitaine, qui se bornèrent à en plaisanter entre eux. L'amour qui unissait Édouard et Ottilie ne commença à les inquiéter, que lorsqu'une circonstance fortuite leur en révéla tout à coup l'existence et la force.

      Un soir, une visite importune les avait tous mis de mauvaise humeur. Édouard proposa de chasser cette fâcheuse disposition en faisant de la musique, et il demanda sa flûte dont il ne s'était pas servi depuis très-longtemps. Charlotte chercha les sonates qu'elle avait l'habitude d'exécuter avec son mari; mais elle ne les trouva pas, et Ottilie finit par avouer en balbutiant qu'elle les avait emportées dans sa chambre pour les étudier.

      – En ce cas, vous pourriez m'accompagner? s'écria Édouard dont les yeux étincelèrent de joie.

      – Je l'espère, répondit la jeune fille.

      Elle courut chercher les sonates, et revint se placer au piano. Son jeu frappa le petit auditoire de surprise, presque d'admiration, car elle s'était identifiée avec les manières d'Édouard, qu'elle avait quelquefois entendu exécuter ces morceaux avec sa femme.

      Si Charlotte savait presser et ralentir le mouvement et se plier à toutes les imperfections musicales de son mari, par complaisance et peut-être aussi pour lui donner une preuve de la supériorité de son talent, Ottilie ne jouait que pour accompagner l'ami dont les défauts étaient devenus les siens; elle se les était appropries, parce que tout ce qui venait de cet ami lui était cher et lui paraissait une perfection. Les morceaux exécutés, avec cette harmonie de coeur, formaient un tout souvent très-irrégulier, et si agréable, pourtant, que le compositeur lui-même n'aurait pu, sans un vif plaisir, entendre son oeuvre ainsi défigurée et embellie en même temps.

      Après ce singulier événement Charlotte et le capitaine se regardèrent en silence, et avec le sentiment qu'on éprouve en voyant des enfants commettre certaines inconséquences qui peuvent avoir des suites fâcheuses. Cependant on n'ose les leur défendre, dans la crainte de les éclairer sur des dangers qu'ils ignorent, et qu'un hasard favorable peut faire disparaître, tandis qu'un avertissement direct hâte souvent la catastrophe que l'on veut prévenir, et a toujours l'inconvénient de prouver l'existence d'un mal dont il ne faudrait pas même supposer la possibilité.

      Au reste, en lisant ainsi dans ces coeurs naïfs, Charlotte et son ami furent forcés de reconnaître qu'un penchant semblable les unissait. Chez eux il était peut-être plus dangereux encore, car ils le prenaient au sérieux, et la nature de leur caractère les autorisait à compter l'un sur l'autre, dans toutes les éventualités possibles.

      Dès le lendemain, le Capitaine évita de se trouver sur les lieux où s'exécutaient les travaux, à l'heure où Charlotte avait l'habitude de s'y rendre. La première fois elle attribua son absence au hasard, puis elle devina son intention, et l'estime, l'admiration se mêlèrent à l'amour qu'il lui avait inspiré malgré lui.

      Si le Capitaine évitait Charlotte, il cherchait à se dédommager de cette privation, en s'occupant plus activement des préparatifs de la fête dont elle devait être l'héroïne. Sous prétexte de faire tirer les pierres dont il avait besoin pour la maison, il fit travailler secrètement aux deux routes qui devaient conduire à la montagne en face du château, car il voulait qu'elles fussent prêtes pour la veille de cette fête. La cave de la maison d'été était creusée, et une belle pierre semblait attendre l'instant d'être posée. Cette activité mystérieuse, la résolution qu'il avait prise de vaincre son amour, le rendait silencieux et embarrassé, lorsque le soir il se trouvait pour ainsi dire seul avec Charlotte, le Baron ne s'occupant que d'Ottilie.

      Un soir cependant Édouard s'aperçut que sa femme et son ami ne s'adressaient que des monosyllabes, et à des intervalles très-éloignés. Attribuant leur silence à l'ennui, il les engagea à exécuter ensemble un morceau de piano et de violon. Il eût été difficile de justifier un refus; ils choisirent une ouverture difficile qu'ils aimaient tous deux et qu'ils exécutèrent avec autant d'ensemble que de talent. L'autre couple les écouta avec satisfaction.

      – Ils sont plus forts que nous, chère Ottilie, murmura le Baron à l'oreille de la jeune fille; admirons-les et soyons heureux ensemble.

      CHAPITRE IX

      Tout avait réussi au gré des désirs du Capitaine. Un mur enfermait le ruisseau, une route nouvelle traversait le village, passait à côté de l'église, se confondait avec l'ancien sentier de Charlotte, le quittait pour s'élever en serpentant, laissait la cabane de mousse à gauche, et montait doucement, et par un détour nouveau, jusqu'au haut de la montagne.

      Dès le matin le château était rempli par les hôtes invités pour la fête de Charlotte. Tout le monde se rendit à l'église, où l'on trouva les habitants de la commune vêtus de leurs plus beaux habits. Le sermon terminé, le cortège se mit en marche dans l'ordre indiqué par le Capitaine. Les enfants mâles, les jeunes garçons et les hommes ouvraient le marche; les maîtres du château et leurs invités suivaient cette avant-garde; les femmes de Charlotte, les petites filles, les jeunes villageoises et leurs mères, fermaient le cortège.

      A un détour de la route on arriva sur un plateau de rochers où le Capitaine fit faire une courte halte à ses amis et à leurs hôtes, autant pour les reposer que pour leur faire remarquer la beauté du coup d'oeil dont on jouissait de ce point de vue si adroitement ménagé. En levant les yeux vers la cime de la montagne, ils voyaient les hommes gravir lentement et en bon ordre vers cette cime; en laissant errer leurs regards dans le fond, ils découvraient non-seulement une campagne riche et fertile, mais le gracieux cortège des femmes qui montaient légèrement vers eux. Un beau soleil éclairait ce tableau, et Charlotte, émue jusqu'aux larmes, pressa en silence la main de son ami.

      Lorsqu'on atteignit enfin la plate-forme où devait s'élever la maison d'été, les hommes s'étaient déjà placés en demi-cercle autour des fossés destinés aux murs des fondements. Un maçon, en costume de fête et décoré de tous les insignes de son état, invita Charlotte et sa suite à descendre dans ces fossés. Personne ne se fit répéter cette invitation. Une belle pierre de taille était disposée de manière à être facilement posée. Le maçon, tenant le marteau d'une main et la truelle de l'autre, prononça en vers naïfs un discours dont nous ne donnons ici que le résumé en prose.

      «Lorsqu'on veut élever un bâtiment, il ne faut jamais perdre de vue trois points principaux, sans lesquels il n'y a pas de bonne construction possible. Le premier est le choix d'un emplacement convenable, le second la solidité des fondements, le troisième la perfection de l'exécution des détails et de l'ensemble.

      «Le premier dépend de celui qui fait bâtir. Dans les villes, les souverains ou les autorités légales déterminent la place que doit occuper telle ou telle maison, tel ou tel édifice. A la campagne, le seigneur du canton a, seul, le droit de dire, sans autre considération que celle de sa volonté: C'est ici et non ailleurs que s'élèvera mon château ou ma maison de plaisance.»

      Édouard et Ottilie, placés très-près l'un de l'autre, n'osèrent ni se regarder, ni lever les yeux sur le Capitaine


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