Les affinités électives. Johann Wolfgang von Goethe
Charlotte avait dirigé ses plantations. On finit cependant par trouver une route plus facile pour arriver au haut de la montagne. Sur le penchant de cette montagne, à l'entrée d'un petit bois, on se proposa de construire une maison d'été qui devait communiquer avec le château, par la vue du moins; car il était convenu que des fenêtres de l'une, le regard embrasserait l'autre.
Après avoir bien pris ses mesures, le Capitaine parla de nouveau d'un chemin à travers le village, et d'un mur qui maintiendrait le ruisseau dans son lit.
– Un chemin plus commode creusé dans la montagne, dit-il, me fournira les pierres nécessaires pour ce mur. Dès que les entreprises se tiennent et s'enchaînent, tout se fait plus facilement, plus vite et à moins de frais.
– Le reste me regarde dit Charlotte. Il faudra, avant tout, se faire une juste idée des dépenses; lorsque nous serons d'accord sur ce point, nous les diviserons, sinon par semaine, du moins par mois. La caisse sera sous ma direction, je paierai les mémoires et je tiendrai les comptes.
– Il paraît, dit Édouard en souriant, que tu n'as pas beaucoup de confiance en notre modération?
– J'en conviens, mon ami. Les femmes accoutumées à se dominer toujours, savent beaucoup mieux que vous autres, Messieurs, renfermer leurs volontés et leurs désirs dans les bornes de la raison et du devoir.
Les mesures préliminaires furent bientôt prises et les travaux commencèrent. Le Capitaine les dirigea seul, et Charlotte, que la curiosité amenait sans cesse sur les lieux où s'exécutaient ces travaux, ne tarda pas à se convaincre de la supériorité de cet homme dans lequel, jusque là, elle n'avait vu qu'un être ordinaire. De son côté le Capitaine, en voyant plus souvent et plus intimement la femme de son ami, apprit à la connaître et à l'apprécier. Tous deux se demandaient des conseils et des avis, ils se communiquaient les motifs de leurs manières de voir, et bientôt ils n'avaient plus qu'une seule et même opinion.
Il en est des affaires et des relations sociales comme de la danse: les personnes qui vont toujours en mesure ensemble se deviennent bientôt indispensables, et se sentent entraînées l'une vers l'autre par une bienveillance réciproque. Charlotte était tellement sous l'empire de ce charme, qu'elle n'éprouva ni chagrin ni regret lorsque le Capitaine détruisit un de ses lieux de repos favoris, et qu'elle s'était plue à décorer de toutes les beautés champêtres. Cette retraite gênait son ami dans l'exécution de ses plans, et elle y renonça sans chagrin.
CHAPITRE VII
Tandis que le Capitaine et Charlotte se rapprochaient toujours plus intimement, un tendre penchant entraînait Édouard vers Ottilie. Cette affection naissante lui avait fait remarquer que la belle enfant, si prévenante pour tout le monde, n'en avait pas moins trouvé le moyen de s'occuper de lui plus et autrement que des autres. Elle connaissait les mets qu'il préférait, et savait, au juste, la quantité de sucre qu'il lui fallait pour une tasse de thé. Jamais elle n'oubliait de le garantir des courants d'air dont il avait une crainte exagérée, qui amenait plus d'une altercation désagréable entre lui et sa femme; car Charlotte ne trouvait jamais les appartements assez aérés.
Dans les pépinières et dans les jardins, à la promenade et à la maison, partout, enfin, Ottilie prévenait les désirs d'Édouard: semblable à un génie protecteur, elle éloignait les objets qui auraient pu lui déplaire, et ne mettait jamais à sa portée que ce qu'elle savait lui être agréable. Aussi ne se sentait-il vivre qu'à ses côtés, et près de lui la silencieuse jeune fille devenait communicative.
Le caractère du Baron avait conservé quelque chose d'enfantin et de naïf, parfaitement en rapport avec l'extrême jeunesse d'Ottilie. Tous deux aimaient à se rappeler l'époque où ils s'étaient vus pour la première fois, et qui se rattachait aux amours de Charlotte et d'Édouard. Ottilie soutenait qu'elle les avait admirés alors, comme le plus beau couple de la ville et de la cour; et quand son ami lui répondait qu'alors elle était encore trop enfant pour avoir pu conserver un souvenir net et clair de ce passé, elle lui racontait le fait suivant, que lui aussi n'avait point oublié:
Un soir le Baron était entré brusquement chez Charlotte, et la petite Ottilie, qui se trouvait près de sa belle tante, se réfugia dans ses bras, par enfantillage, par timidité, disait elle; mais son coeur ajoutait tout bas que la beauté du jeune homme l'avait si vivement émue, qu'elle craignait de trahir cette émotion en s'exposant à ses regards.
Tout entiers à leurs nouvelles relations, Édouard et son ami négligèrent la correspondance et la tenue des livres, dont ils s'étaient d'abord occupés avec tant de zèle. La marche des affaires leur fit enfin comprendre la nécessité de reprendre ces travaux. Ils se donnèrent rendez-vous au bureau, où ils trouvèrent le vieux secrétaire que le défaut de direction avait fait retomber dans son ancienne apathie. Ne se sentant pas la force de travailler eux-mêmes, ils l'accablèrent de besogne, ce qui acheva de le décourager: pour le ranimer par leur exemple, le Capitaine se mit à rédiger un mémoire sur les nouvelles réformes à faire, et Édouard se disposa à répondre à quelques-unes des lettres reçues depuis longtemps; mais il fut si peu satisfait de sa rédaction, qu'il déchira plusieurs fois ses brouillons, et finit par demander l'heure à son ami.
Pour la première fois depuis bien des années, le Capitaine avait oublié de monter sa montre chronométrique, et tous deux sentirent que le cours des heures commençait à leur devenir indifférent.
Si sous certains rapports l'activité des hommes diminuait, celle des dames semblait s'augmenter chaque jour.
Lorsqu'une passion naissante ou contrariée vient se mêler aux allures habituelles d'une famille, la fermentation que cause ce nouvel élément reste toujours si longtemps imperceptible, que l'on ne s'en aperçoit que lorsqu'il est trop tard pour l'arrêter.
Les liens nouveaux qui commençaient à se former entre nos quatre amis produisirent d'abord les résultats les plus heureux; les coeurs s'épanouissaient et les penchants particuliers s'annonçaient sous la forme d'une bienveillance générale. Chaque couple se sentait heureux et s'applaudissait du bonheur de l'autre. De semblables situations élèvent l'esprit, dilatent le coeur et donnent à toutes les facultés intellectuelles un vague désir de l'immense, un pressentiment de l'infini.
Nos amis subirent cette loi jusque dans les circonstances les plus insignifiantes; ils se confinèrent beaucoup moins souvent au château, et poussèrent leurs promenades beaucoup plus loin qu'à l'ordinaire. Édouard et Ottilie prenaient presque toujours le devant, tantôt pour aller chercher une voiture, et tantôt pour découvrir des lieux de repos inconnus. Le Capitaine et Charlotte suivaient sans défiance et sans inquiétude les traces des deux aventuriers; souvent ils les oubliaient complètement, tant leur conversation calme et grave en apparence avait de charme pour eux.
Un jour ils dirigèrent leur promenade vers l'auberge du village, passèrent les ponts et arrivèrent auprès des étangs dont ils suivirent les bords que fermaient les collines boisées jusqu'au point où des rochers arides les rendaient impraticables. Il paraissait impossible de pousser la promenade plus loin. Édouard cependant gravit la montagne avec Ottilie; car il savait que dans cette agreste solitude il trouverait un moulin aussi remarquable par sa situation que par l'ancienneté de sa structure.
Après avoir erré pendant quelque temps au milieu de rochers couverts de mousse, il s'aperçut qu'il s'était égaré, ce qui l'inquiéta d'autant plus, qu'il n'osa l'avouer à sa compagne. Heureusement il ne tarda pas à entendre le bruit du traquet du moulin et le bruissement d'un torrent. En suivant la direction de ce bruit, ils s'avancèrent sur la pointe d'un roc d'où ils aperçurent à leurs pieds, au fond d'un ravin que traversait un ruisseau rapide, une noire et antique maison de bois ombragée par des arbres centenaires et des rochers à pic. Ottilie se décida courageusement à descendre vers cet abîme, Édouard marcha devant elle; se retournant à chaque instant, il admirait l'équilibre gracieux avec lequel cette jeune fille se balançait, pour ainsi dire, au-dessus de sa tête; mais dès que les pierres qui lui servaient de marches se trouvaient à des distances trop éloignées, il lui tendait la main et elle y posait la sienne. Parfois même elle s'appuyait sur son épaule, et alors il lui semblait qu'un être céleste daignait le toucher pour se mettre en rapport avec lui. Dans son exaltation, il aurait voulu