Les affinités électives. Johann Wolfgang von Goethe

Les affinités électives - Johann Wolfgang von Goethe


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s'il fallait sacrifier mes platanes et mes peupliers. Voyez comme ils se groupent délicieusement autour de l'étang du milieu. Tous ces beaux arbres, ajouta-t-il en se penchant à l'oreille d'Ottilie, je les ai plantés moi-même.

      – En ce cas, ils sont encore bien jeunes.

      – Ils ont à peu près votre âge. Oui, chère Ottilie, je plantais déjà lorsque vous n'étiez encore qu'au berceau.

      Un dîner splendide avait été préparé au château; les convives y firent honneur. En sortant de table l'on fut visiter le village, où, d'après les ordres du Capitaine, chaque famille s'était réunie sur le seuil de sa demeure: les vieillards étaient assis sur des bancs neufs, et les jeunes gens se tenaient debout sous les arbres nouvellement plantés, comme si le hasard seul les eût groupés ainsi. Il était impossible de ne pas admirer la métamorphose subite qui, d'un hameau sale, pauvre et irrégulier, avait fait un village où tout respirait la propreté, l'ordre et l'aisance.

      Lorsque les invités se furent retirés, et que nos quatre amis se retrouvèrent seuls dans la grande salle que quelques instants plus tôt une société bruyante avait encombrée, ils respirèrent plus librement; car un petit cercle que des affections sincères ont formé, souffre toujours quand une société nombreuse le force à s'étendre. Leur satisfaction cependant ne fut pas de longue durée, le Baron reçut une lettre qui lui annonçait de nouveaux hôtes.

      – Le Comte arrive demain, s'écria-t-il après avoir lu cette lettre.

      – En ce cas la Baronne n'est pas loin, répondit Charlotte.

      – Elle arrivera deux heures après le Comte, et ils partiront ensemble après avoir passé une journée et une nuit avec nous.

      – Il faut nous préparer de suite à les recevoir; à peine en avons-nous le temps. Qu'en penses-tu, Ottilie? dit Charlotte.

      La jeune fille demanda à sa tante quelques instructions générales sur ses intentions, et s'éloigna aussitôt pour les faire exécuter.

      Le Capitaine profita de son absence pour demander à Charlotte et à son mari quels étaient ces deux personnages qu'il ne connaissait que de nom. Les époux lui apprirent que le Comte et la Baronne, quoique mariés chacun de leur côté, n'avaient pu se voir sans s'aimer passionnément. Cet amour, qui avait troublé deux ménages, avait causé tant de scandale, que le divorce était devenu nécessaire. La Baronne seule avait pu l'obtenir, et le Comte s'était vu forcé de rompre avec elle, en apparence du moins, car s'il ne pouvait plus la voir en ville et à la cour, il se dédommageait de cette privation aux eaux et pendant les voyages auxquels il consacrait la plus grande partie de sa vie.

      Si Édouard et sa femme n'approuvaient pas entièrement cette conduite, ils ne se sentaient pas le courage de condamner des personnes avec lesquelles ils étaient liés depuis leur première jeunesse, aussi avaient-ils conservé avec elles des relations de bonne amitié. En ce moment cependant leur arrivée au château causa à Charlotte une vague inquiétude, dont sa nièce était l'objet involontaire; car elle craignait l'influence qu'un pareil exemple pourrait exercer sur l'esprit de cette enfant. Édouard aussi était peu satisfait de cette visite, mais pour des causes bien différentes.

      – Ils auraient mieux fait de venir quelques jours plus tard, dit-il au moment où Ottilie rentrait dans la salle, nous aurions eu au moins le temps de terminer la vente de la métairie. Le projet du contrat est rédigé, j'en ai fait une copie, il nous en faudrait une seconde, et le vieux secrétaire est malade.

      Charlotte et le Capitaine offrirent de faire cette copie, mais il refusa, parce qu'il ne voulait pas, dit-il, abuser de leur complaisance.

      – Je me charge de ce travail, s'écria Ottilie.

      – Toi? dit Charlotte, mais tu n'en finiras jamais.

      – Il est vrai, ajouta le Baron, que cet acte est fort long, et qu'il me faudrait la copie après-demain matin.

      – Vous l'aurez.

      Et s'emparant du papier qu'il tenait à la main, Ottilie sortit avec précipitation.

      Le lendemain matin nos amis se placèrent de bonne heure aux fenêtres du salon, et leurs regards se fixèrent sur la route par laquelle le Comte et la Baronne devaient arriver. Bientôt Édouard aperçut un cavalier dont les allures ne lui étaient pas inconnues; craignant de se tromper, il pria son ami, dont la vue était meilleure que la sienne, de lui décrire le costume et la tournure de ce voyageur. Le Capitaine s'empressa de lui donner ces détails, mais le Baron l'interrompit et s'écria:

      – C'est lui! oui, c'est Mittler! Par quel hasard inexplicable permet-il à son cheval de marcher ainsi d'un pas tranquille et lent?

      C'était en effet Mittler; on l'accueillit avec une joie cordiale.

      – Pourquoi n'êtes-vous pas venu hier? lui demanda le Baron.

      – Parce que je n'aime pas les fêtes bruyantes. J'arrive aujourd'hui, pour célébrer avec vous seuls, et en paix, le lendemain de l'anniversaire de la naissance de notre excellente amie.

      – Comment vous a-t-il été possible de trouver assez de temps pour nous faire ce plaisir? dit Édouard en riant.

      – Je désire que ma visite vous soit en effet agréable; en tout cas, vous la devez à une observation que je me suis faite à moi-même ce matin. J'ai tout récemment rétabli l'harmonie dans une famille qu'un malentendu avait divisée, et j'y ai fort gaîment passé une partie de la journée d'hier. Ce matin je me suis dit: Tu ne partages jamais que le bonheur qui est ton ouvrage, c'est de l'égoïsme, c'est de l'orgueil. Réjouis-toi donc aussi avec les amis dont jamais rien n'a troublé la bonne intelligence. Aussitôt dit, aussitôt fait, je savais qu'on venait de célébrer ici une fête de famille, et me voilà.

      – Je conçois, dit Charlotte, qu'une société bruyante et nombreuse vous déplaise et vous fatigue; mais j'aime à croire que vous verrez avec plaisir les amis que nous attendons aujourd'hui. Ils ne vous sont pas inconnus; je dirai plus, ils ont déjà plus d'une fois mis votre esprit conciliant à l'épreuve; vos efforts ont échoué contre une passion obstinée … Enfin, le Comte et la Baronne ne tarderont pas à arriver.

      Mittler saisit son chapeau et sa cravache, et s'écria avec colère:

      – Ma mauvaise étoile ne me laissera donc pas un instant de repos! Aussi, pourquoi suis-je sorti de mon caractère? pourquoi suis-je venu ici sans y avoir été appelé? J'ai mérité d'en être chassé! Oui, je suis chassé d'ici par ces gens-là, car je ne resterai pas un seul instant sous le toit qui les abrite. Prenez garde à vous, ils portent malheur! Leur présence est un levain qui met tout en fermentation!

      Charlotte chercha vainement à le calmer; il continua avec une véhémence toujours croissante:

      – Celui qui par ses paroles ou par ses actions attaque le mariage, cette base fondamentale de toute société civilisée, de toute morale possible, celui-là, dis-je, a affaire à moi! Si je ne puis le convaincre, le maîtriser, je n'ai plus rien à démêler avec lui! Le mariage est le premier et le dernier échelon de la civilisation; il adoucit l'homme sauvage et fournit à l'homme civilisé des moyens nobles et grands pour pratiquer les vertus les plus difficiles. Aussi faut-il qu'il soit indissoluble, car il donne tant de bonheur général qu'on ne saurait faire attention au malheur individuel. Ce malheur, au reste, existe-t-il en effet? Non, mille fois non! On cède à un mouvement d'impatience, on cède à un caprice et on se croit malheureux! Calmez votre impatience, domptez votre caprice, et vous vous applaudirez d'avoir laissé exister ce qui doit être toujours! Il n'est point de motifs assez puissants pour justifier une séparation! Le cours de la vie humaine amène avec lui tant de joies et tant de douleurs, qu'il est impossible de déterminer la dette que deux époux contractent l'un envers l'autre; ce compte-là ne peut se régler que dans l'éternité. Je conviens que le mariage gêne quelquefois, et cela doit être ainsi. Ne sommes-nous pas aussi mariés avec notre conscience, qui souvent nous tourmente plus que ne pourrait le faire le plus mauvais mari ou la plus méchante femme? et qui oserait dire hautement qu'il a divorcé avec sa conscience?

      Mittler aurait sans doute encore continué pendant longtemps ce discours passionné,


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