Un Cadet de Famille, v. 2/3. Trelawny Edward John
L'air pur et frais des premières heures du jour, en se pénétrant de toutes ces émanations embaumées, remplissait nos cœurs et nos sens d'un indéfinissable bien-être. Mes membres étaient si légers, si souples, si élastiques, qu'il ne m'eût pas semblé impossible de devancer à la course les cerfs en émoi que nous apercevions traversant les clairières pour se précipiter dans la profondeur des couverts.
Le plaisir que je ressentais se communiqua à Zéla; elle effeuillait des fleurs en nous montrant, sous ses beaux sourires, l'émail de ses dents de perle.
Nous mangions pour la première fois ensemble le pain et le sel, et quand je lui en fis l'observation, elle me dit gaiement:
– Il faut aujourd'hui, mon frère, que nous soyons bons amis, et si vous tenez à suivre les coutumes de notre pays, vous ne devez plus froncer les sourcils en me regardant, parce que je suis votre hôte jusqu'à ce que le soleil se couche et se lève de nouveau.
En nous promenant ensemble, j'aidai Zéla à cueillir des fleurs, et je l'interrogeai sur leur classification, non sur celle que leur assigne la botanique, mais les poëtes orientaux qui ont chanté l'amour.
De Ruyter interrompit notre douce causerie en nous criant qu'il fallait nous mettre en route.
Après avoir laissé le lac à notre droite, traversé la base du piton du Milieu, sur un terrain volcanique et réduit en poudre, nous nous dirigeâmes vers le sud et nous nous trouvâmes bientôt dans des plaines entourées de montagnes.
Ces plaines vertes, bordées de bois sombres, se trouvaient coupées par des marais remplis de vétyver, de fougère, de mauve, de bambous ondoyants et de tabac sauvage. Nous aperçûmes encore des plantations de manioc, de maïs, de patates, de cotonniers, de cannes à sucre, de café et de clous de girofle. Après avoir traversé ces vastes champs, nous franchîmes des canaux, dont l'eau claire et limpide coulait sans bruit, réfléchissant dans son onde cristalline des chênes nains, des oliviers d'un vert sombre, près desquels fleurissait le figuier au fruit rouge comme une fraise. Plus loin le majestueux palmier, isolé de tout entourage, élevait vers le ciel sa tête couronnée d'un unique fruit, et quand ce roi de la végétation perd son diadème, semblable aux monarques de la terre, il cesse de vivre en cessant de régner.
Nous pénétrâmes bientôt dans les sauvages forêts où poussent l'arbre de bois de fer, le chêne, le cannellier noir, le pommier, l'acacia, le tamarin et la muscade. Le chemin que nous suivions était couvert comme une charmille par des vignes vierges, du jasmin et une multitude infinie de plantes rampantes d'un rouge brillant. Ces plantes avaient si épaissement entrelacé leurs vivants cordages, que ni le soleil ni la tempête ne pouvaient les pénétrer. Si, par hasard, un rayon égaré trouvait un passage au travers de cet épais treillis, il ne lui était possible d'étendre sa lumineuse clarté que sur une touffe de violette ou de fraisier. La bienfaisante chaleur de ce doux rayon réchauffait le fruit et la fleur, qui grandissaient avec force, en regardant d'un air de commisération les pâles et frêles enfants de l'obscurité.
Les songes les plus poétiques des rêveurs ne pourront jamais inventer de plus radieuses, de plus admirables merveilles que celles que nous présentait cette nature sauvage et si réellement idéale. Ces retraites, ombragées par de grands arbres verts, ces gazons émaillés de fleurs suaves, me semblaient la demeure d'un peuple de génies, et je considérais notre passage comme une odieuse profanation de leurs droits divins.
Pour la première fois de ma vie, les belles voix d'Aston et de de Ruyter me parurent discordantes, leurs formes si magnifiquement dessinées, leurs fronts fiers, mais hâlés, ne me paraissaient nullement en harmonie avec le lieu dans lequel nous nous trouvions.
– Ils sont fort déplacés ici, pensais-je en moi-même, le véritable encadrement qui puisse faire ressortir leurs martiales figures est le pont d'un vaisseau armé en guerre.
J'avais beau chercher à les assimiler à l'entourage de féerie qu'embrassait ma vue, il m'était impossible de les grouper, ni par la pensée, ni par les yeux, d'une façon assez avantageuse pour les faire contribuer à la splendeur de la scène. Le regard le plus bienveillant, le plus favorablement disposé, ne pouvait les prendre que pour des démons, des jungles admee (hommes sauvages), des orangs-outangs ou des centaures.
La vieille nourrice Kamalia, suivie de deux esclaves noirs, marchait derrière nous, et je fus si certain, dans la fièvre de mon imagination, qu'elle était ou une sibylle ou une sorcière accompagnée de deux démons prêts à exécuter les plus horribles enchantements, que je commençai à maudire l'obscurité de la forêt en désirant de revoir le soleil. Zéla arrêta tout à coup son cheval, et la sorcière noire, toujours suivie de près par les deux démons, s'approcha de la jeune fille.
Sous l'influence de mon étrange hallucination, je me précipitai vers Zéla, je saisis la bride de son cheval, dont j'excitai vivement la marche. J'avais peur de voir ma petite fée se transformer en faon blanc et s'élancer vers les bois. La suite de cette métamorphose devait m'envelopper dans la peau d'un chien noir et me condamner à poursuivre la fugitive dans les mystérieux sentiers de cette ténébreuse et impénétrable forêt.
Mes craintes se dissipèrent un peu quand je vis Zéla maintenir avec force l'impétuosité de son cheval, qui voulait s'élancer en avant, et, penchée vers moi, me dire de sa voix musicale:
– Laissez-moi libre, mon frère, vous allez me faire tomber; marchez un peu en avant, je désire parler à Kamalia et lui demander le nom des belles fleurs rouges qui sont sur cet arbre. Oh! regardez, ce ne sont point des fleurs, mais de petits oiseaux; vous les avez effrayés en voulant arrêter ma marche. Quel malheur! ils se sont enfuis.
Revenu à moi, je communiquai en riant mes chimériques angoisses à la jeune fille.
– Et, me demanda-t-elle, quelle figure avais-je prise dans votre esprit avant d'être transformée en faon?
– Vous, chère, vous êtes le doux Ariel, l'esprit enchanteur de ce bois, votre demeure, votre empire. Rien d'humain ne doit vous entourer, car chaque chose humaine a sa faiblesse ou son défaut. Ici, il y a des murs de fleurs pour vous cacher à tous les regards: vous vivrez comme les abeilles, comme les brillants oiseaux que vous venez d'admirer, de parfums, de fruits et de rosée.
– Ce bois est un séjour vraiment enchanté, mon frère, je partage votre admiration; mais je ne voudrais pas y vivre toute seule, puis je ne saurais être heureuse emprisonnée: fleurs ou barreaux, marbre ou pierre, les murs sont toujours sombres, et j'aime la liberté, l'espace, le caprice qui m'emporte où m'appelle ma fantaisie.
– Ma bien-aimée, répondis-je à Zéla, je resterai avec vous comme votre esclave.
– Mon esclave! oh! non, non, non, pas d'esclave; vous avez dit hier qu'il ne devait point y en avoir, je pense et je dis comme vous: la liberté pour tous.
Le sentier que nous suivions s'élargit bientôt; son obscurité se dissipa, et nous atteignîmes l'entrée d'une grande plaine. L'éblouissante clarté d'un ciel limpide, brillamment inondé par les rayons du soleil, nous rendit presque aveugles.
En traversant une rivière sur un pont rustique, je reconnus la main de de Ruyter dans la construction forte et élégante de ce pont. Après avoir gravi de nouveau un sentier très-irrégulier, nous montâmes, au travers d'une longue allée d'arbres et de buissons, sur une plate-forme élevée. Sur cette plate-forme était assise la maison de de Ruyter.
– Aston, criai-je joyeusement au lieutenant, voici notre résidence, je suis certain que c'est bien elle. Quel autre que de Ruyter aurait eu l'esprit de trouver cette délicieuse, cette ravissante situation! Toutes les beautés que nous avons admirées ne sont point comparables à celles qui environnent ce charmant séjour. La possession de ce paradis terrestre doit satisfaire à jamais toutes les ambitions, tous les désirs d'un homme; car la nature y a jeté à profusion toutes ses parures pour le rendre parfait.
– Vous dites vrai, me répondit Aston en regardant autour de lui et dans l'immensité de l'espace; quelle magnificence! quelle grandeur! je n'ai jamais rêvé rien d'aussi splendidement beau.
– Allons, allons, cria de Ruyter, descendez de cheval; demain, vous aurez la