Oeuvres complètes de Guy de Maupassant – volume 10. Guy de Maupassant
chaud, c’était un de ces jours brûlants et lourds où pas une feuille ne remue. On avait tiré la table dehors, sous un pommier; et de temps en temps Sapeur allait remplir au cellier la cruche au cidre, tant on buvait. Céleste apportait les plats de la cuisine, un ragoût de mouton aux pommes de terre, un lapin sauté et une salade. Puis elle posa devant nous une assiette de cerises, les premières de la saison.
Voulant les laver et les rafraîchir, je priai la petite bonne d’aller me tirer un seau d’eau bien froide.
Elle revint au bout de cinq minutes en déclarant que le puits était tari. Ayant laissé descendre toute la corde, le seau avait touché le fond, puis il était remonté vide. La mère Lecacheur voulut se rendre compte par elle-même, et s’en alla regarder dans le trou. Elle revint en annonçant qu’on voyait bien quelque chose dans son puits, quelque chose qui n’était pas naturel. Un voisin sans doute y avait jeté des bottes de paille, par vengeance.
Je voulus aussi regarder, espérant que je saurais mieux distinguer, et je me penchai sur le bord. J’aperçus vaguement un objet blanc. Mais quoi? J’eus alors l’idée de descendre une lanterne au bout d’une corde. La lueur jaune dansait sur les parois de pierre, s’enfonçant peu à peu. Nous étions tous les quatre inclinés sur l’ouverture, Sapeur et Céleste nous ayant rejoints. La lanterne s’arrêta au-dessus d’une masse indistincte, blanche et noire, singulière, incompréhensible. Sapeur s’écria:
«C’est un cheval. Je vé le sabot. Y s’ra tombé c’te nuit après s’avoir écapé du pré.»
Mais soudain, je frissonnai jusqu’aux moelles. Je venais de reconnaître un pied, puis une jambe dressée; le corps entier et l’autre jambe disparaissaient sous l’eau.
Je balbutiai, très bas, et tremblant si fort que la lanterne dansait éperdument au-dessus du soulier:
– C’est une femme qui… qui… qui est là dedans… c’est miss Harriet.
Sapeur seul ne sourcilla pas. Il en avait vu bien d’autres en Afrique!
La mère Lecacheur et Céleste se mirent à pousser des cris perçants, et elles s’enfuirent en courant.
Il fallut faire le sauvetage de la morte. J’attachai solidement le valet par les reins et je le descendis ensuite au moyen de la poulie, très lentement, en le regardant s’enfoncer dans l’ombre. Il tenait aux mains la lanterne et une autre corde. Bientôt sa voix, qui semblait venir du centre de la terre, cria: «Arr’tez»; et je le vis qui repêchait quelque chose dans l’eau, l’autre jambe, puis il ligatura les deux pieds ensemble et cria de nouveau: «Halez.
Je le fis remonter; mais je me sentais les bras cassés, les muscles mous, j’avais peur de lâcher l’attache et de laisser retomber l’homme. Quand sa tête apparut à la margelle, je demandai: «Eh bien»? comme si je m’étais attendu à ce qu’il me donnât des nouvelles de celle qui était là, au fond.
Nous montâmes tous deux sur la pierre du rebord et, face à face, penchés sur l’ouverture, nous nous mîmes à hisser le corps.
La mère Lecacheur et Céleste nous guettaient de loin, cachées derrière le mur de la maison. Quand elles aperçurent, sortant du trou, les souliers noirs et les bas blancs de la noyée, elles disparurent.
Sapeur saisit les chevilles, et on la tira de là, la pauvre et chaste fille, dans la posture la plus immodeste. La tête était affreuse, noire et déchirée; et ses longs cheveux gris, tout à fait dénoués, déroulés pour toujours, pendaient, ruisselants et fangeux. Sapeur prononça d’un ton de mépris:
«Nom d’un nom, qu’all’ est maigre!»
Nous la portâmes dans sa chambre, et comme les deux femmes ne reparaissaient point, je fis sa toilette mortuaire avec le valet d’écurie.
Je lavai sa triste face décomposée. Sous mon doigt un œil s’ouvrit un peu, qui me regarda de ce regard pâle, de ce regard froid, de ce regard terrible des cadavres, qui semble venir de derrière la vie. Je soignai comme je le pus ses cheveux répandus, et, de mes mains inhabiles, j’ajustai sur son front une coiffure nouvelle et singulière. Puis j’enlevai ses vêtements trempés d’eau, découvrant un peu, avec honte, comme si j’eusse commis une profanation, ses épaules et sa poitrine, et ses longs bras aussi minces que des branches.
Puis, j’allai chercher des fleurs, des coquelicots, des bluets, des marguerites et de l’herbe fraîche et parfumée, dont je couvris sa couche funèbre.
Puis il me fallut remplir les formalités d’usage étant seul auprès d’elle. Une lettre trouvée dans sa poche, écrite au dernier moment, demandait qu’on l’enterrât dans ce village où s’étaient passés ses derniers jours. Une pensée affreuse me serra le cœur. N’était-ce point à cause de moi qu’elle voulait rester en ce lieu?
Vers le soir, les commères du voisinage s’en vinrent pour contempler la défunte; mais j’empêchai qu’on entrât; je voulais rester seul près d’elle; et je veillai toute la nuit.
Je la regardais à la lueur des chandelles, la misérable femme inconnue à tous, morte si loin, si lamentablement. Laissait-elle quelque part des amis, des parents? Qu’avaient été son enfance, sa vie? D’où venait-elle ainsi, toute seule, errante, perdue comme un chien chassé de sa maison. Quel secret de souffrance et de désespoir était enfermé dans ce corps disgracieux, dans ce corps porté, ainsi qu’une tare honteuse, durant toute son existence, enveloppe ridicule qui avait chassé loin d’elle toute affection et tout amour?
Comme il y a des êtres malheureux! Je sentais peser sur cette créature humaine l’éternelle injustice de l’implacable nature! C’était fini pour elle, sans que, peut-être, elle eût jamais eu ce qui soutient les plus déshérités, l’espérance d’être aimée une fois! Car pourquoi se cachait-elle ainsi, fuyait-elle les autres? Pourquoi aimait-elle d’une tendresse si passionnée toutes les choses et tous les êtres vivants qui ne sont point les hommes?
Et je comprenais qu’elle crût à Dieu, celle-là, et qu’elle eût espéré ailleurs la compensation de sa misère. Elle allait maintenant se décomposer et devenir plante à son tour. Elle fleurirait au soleil, serait broutée par les vaches, emportée en graine par les oiseaux, et, chair des bêtes, elle deviendrait de la chair humaine. Mais ce qu’on appelle l’âme s’était éteint au fond du puits noir. Elle ne souffrait plus. Elle avait changé sa vie contre d’autres vies qu’elle ferait naître.
Les heures passaient dans ce tête-à-tête sinistre et silencieux. Une lueur pâle annonça l’aurore; puis un rayon rouge glissa jusqu’au lit, mit une barre de feu sur les draps et sur les mains. C’était l’heure qu’elle aimait tant. Les oiseaux réveillés chantaient dans les arbres.
J’ouvris toute grande la fenêtre, j’écartai les rideaux pour que le ciel entier nous vît, et me penchant sur le cadavre glacé, je pris dans mes mains la tête défigurée, puis, lentement, sans terreur et sans dégoût, je mis un baiser, un long baiser, sur ces lèvres qui n’en avaient jamais reçu…
Léon Chenal se tut. Les femmes pleuraient. On entendait sur le siège le comte d’Étraille se moucher coup sur coup. Seul le cocher sommeillait. Et les chevaux, qui ne sentaient plus le fouet, avaient ralenti leur marche, tiraient mollement. Et le break n’avançait plus qu’à peine, devenu lourd tout à coup comme s’il eût été chargé de tristesse.
NOTE.
Miss Harriet a paru dans le Gaulois du lundi 9 juillet 1883 sous le titre de Miss Hastings. La nouvelle fut d’ailleurs reprise, sensiblement développée et en partie refaite. Quant au titre qui devait donner son nom au volume, voici ce que Maupassant en écrivait dans une lettre inédite à l’éditeur Havard, le 15 mars 1884:
«Je ne crois pas que Hastings soit un mauvais mot, attendu qu’il est connu du monde entier, rappelant les plus grands faits de l’histoire d’Angleterre. En outre Hastings existe comme nom autant que Duval chez nous.
«Le nom de Cherbuliez Miss Revel ne ressemblait pas plus à un nom anglais qu’à un nom turc.
«Voici