Oeuvres complètes de Guy de Maupassant – volume 10. Guy de Maupassant

Oeuvres complètes de Guy de Maupassant – volume 10 - Guy de Maupassant


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C’était le chef, M. Torchebeuf, qui demandait son commis d’ordre.

      Huit jours plus tard, Cachelin trouva un matin sur son bureau une lettre cachetée qui contenait ceci:

      «Mon cher collègue, je suis heureux de vous annoncer que le ministre, sur la proposition de notre directeur et de notre chef, a signé hier votre nomination de commis principal. Vous en recevrez demain la notification officielle. Jusque-là vous ne savez rien, n’est-ce pas?

«Bien à vous,«Lesable.»

      César courut aussitôt au bureau de son jeune collègue, le remercia, s’excusa, offrit son dévouement, se confondit en gratitude.

      On apprit en effet, le lendemain, que MM. Lesable et Cachelin avaient chacun un avancement. Les autres employés attendraient une année meilleure et toucheraient, comme compensation, une gratification qui variait entre cent cinquante et trois cents francs.

      M. Boissel déclara qu’il guetterait Lesable au coin de sa rue, à minuit, un de ces soirs, et qu’il lui administrerait une rossée à le laisser sur place. Les autres employés se turent.

      Le lundi suivant, Cachelin, dès son arrivée, se rendit au bureau de son protecteur, entra avec solennité et d’un ton cérémonieux: «J’espère que vous voudrez bien me faire l’honneur de venir dîner chez nous à l’occasion des Rois. Vous choisirez vous-même le jour.»

      Le jeune homme, un peu surpris, leva la tête et planta ses yeux dans les yeux de son collègue; puis il répondit, sans détourner son regard pour bien lire la pensée de l’autre: «Mais, mon cher, c’est que… tous mes soirs sont promis d’ici quelque temps.»

      Cachelin insista, d’un ton bonhomme: «Voyons, ne nous faites pas le chagrin de nous refuser après le service que vous m’avez rendu. Je vous en prie, au nom de ma famille et au mien.»

      Lesable, perplexe, hésitait. Il avait compris, mais il ne savait que répondre, n’ayant pas eu le temps de réfléchir et de peser le pour et le contre. Enfin, il pensa: «Je ne m’engage à rien en allant dîner,» et il accepta d’un air satisfait en choisissant le samedi suivant. Il ajouta, souriant: «pour n’avoir pas à me lever trop tôt le lendemain.»

II

      M. Cachelin habitait dans le haut de la rue Rochechouart, au cinquième étage, un petit appartement avec terrasse, d’où l’on voyait tout Paris. Il avait trois chambres, une pour sa sœur, une pour sa fille, une pour lui; la salle à manger servait de salon.

      Pendant toute la semaine il s’agita en prévision de ce dîner. Le menu fut longuement discuté pour composer en même temps un repas bourgeois et distingué. Il fut arrêté ainsi: un consommé aux œufs, des hors-d’œuvre, crevettes et saucisson, un homard, un beau poulet, des petits pois conservés, un pâté de foie gras, une salade, une glace, et du dessert.

      Le foie gras fut acheté chez le charcutier voisin, avec recommandation de le fournir de première qualité. La terrine coûtait d’ailleurs trois francs cinquante. Quant au vin, Cachelin s’adressa au marchand de vin du coin qui lui fournissait au litre le breuvage rouge dont il se désaltérait d’ordinaire. Il ne voulut pas aller dans une grande maison, par suite de ce raisonnement: «Les petits débitants trouvent peu d’occasions de vendre leurs vins fins. De sorte qu’ils les conservent très longtemps en cave et qu’ils les ont excellents.»

      Il rentra de meilleure heure le samedi pour s’assurer que tout était prêt. Sa bonne, qui vint lui ouvrir, était plus rouge qu’une tomate, car son fourneau, allumé depuis midi, par crainte de ne pas arriver en temps, lui avait rôti la figure tout le jour; et l’émotion aussi l’agitait.

      Il entra dans la salle à manger pour tout vérifier. Au milieu de la petite pièce, la table ronde faisait une grande tache blanche, sous la lumière vive de la lampe coiffée d’un abat-jour vert.

      Les quatre assiettes, couvertes d’une serviette pliée en bonnet d’évêque par Mlle Cachelin, la tante, étaient flanquées des couverts de métal blanc et précédées de deux verres, un grand et un petit. César trouva cela insuffisant comme coup d’œil, et il appela: «Charlotte!»

      La porte de gauche s’ouvrit et une courte vieille parut. Plus âgée que son frère de dix ans, elle avait une étroite figure qu’encadraient des frisons de cheveux blancs obtenus au moyen de papillotes. Sa voix mince semblait trop faible pour son petit corps courbé, et elle allait d’un pas un peu traînant, avec des gestes endormis.

      On disait d’elle, au temps de sa jeunesse: «Quelle mignonne créature!»

      Elle était maintenant une maigre vieille, très propre par suite d’habitudes anciennes, volontaire, entêtée, avec un esprit étroit, méticuleux, et facilement irritable. Devenue très dévote, elle semblait avoir totalement oublié les aventures des jours passés.

      Elle demanda: «Qu’est-ce que tu veux?»

      Il répondit: «Je trouve que deux verres ne font pas grand effet. Si on donnait du champagne… Cela ne me coûtera jamais plus de trois ou quatre francs, et on pourrait mettre tout de suite les flûtes. On changerait tout à fait l’aspect de la salle.»

      Mlle Charlotte reprit: «Je ne vois pas l’utilité de cette dépense. Enfin, c’est toi qui payes, cela ne me regarde pas.»

      Il hésitait, cherchant à se convaincre lui-même: «Je t’assure que cela fera mieux. Et puis, pour le gâteau des Rois, ça animera.» Cette raison l’avait décidé. Il prit son chapeau et redescendit l’escalier, puis revint au bout de cinq minutes avec une bouteille qui portait au flanc, sur une large étiquette blanche ornée d’armoiries énormes: «Grand vin mousseux de Champagne du comte de Chatel-Rénovau.»

      Et Cachelin déclara: «Il ne me coûte que trois francs, et il paraît qu’il est exquis.»

      Il prit lui-même les flûtes dans une armoire et les plaça devant les convives.

      La porte de droite s’ouvrit. Sa fille entra. Elle était grande, grasse et rose, une belle fille de forte race, avec des cheveux châtains et des yeux bleus. Une robe simple dessinait sa taille ronde et souple; sa voix forte, presque une voix d’homme, avait ces notes graves qui font vibrer les nerfs. Elle s’écria: «Dieu! du champagne! quel bonheur!» en battant des mains d’une manière enfantine.

      Son père lui dit: «Surtout, sois aimable pour ce monsieur qui m’a rendu beaucoup de services.»

      Elle se mit à rire d’un rire sonore qui disait: «Je sais.»

      Le timbre du vestibule tinta, des portes s’ouvrirent et se fermèrent. Lesable parut. Il portait un habit noir, une cravate blanche et des gants blancs. Il fit un effet. Cachelin s’était élancé, confus et ravi: «Mais, mon cher, c’était entre nous; voyez, moi, je suis en veston.»

      Le jeune homme répondit: «Je sais, vous me l’aviez dit, mais j’ai l’habitude de ne jamais sortir le soir sans mon habit.» Il saluait, le claque sous le bras, une fleur à la boutonnière. César lui présenta: «Ma sœur, Mlle Charlotte, – ma fille, Coralie, que nous appelons familièrement Cora.»

      Tout le monde s’inclina. Cachelin reprit: «Nous n’avons pas de salon. C’est un peu gênant, mais on s’y fait.» Lesable répliqua: «C’est charmant!»

      Puis on le débarrassa de son chapeau qu’il voulait garder. Et il se mit aussitôt à retirer ses gants.

      On s’était assis; on se regardait de loin, à travers la table, et on ne disait plus rien. Cachelin demanda: «Est-ce que le chef est resté tard? Moi je suis parti de bonne heure pour aider ces dames.»

      Lesable répondit d’un ton dégagé: «Non. Nous sommes sortis ensemble parce que nous avions à parler de la solution des toiles de prélarts de Brest. C’est une affaire fort compliquée qui nous donnera bien du mal.»

      Cachelin crut devoir mettre sa sœur au courant, et se tournant vers elle: «Toutes les questions difficiles au bureau, c’est monsieur Lesable qui les traite. On peut dire qu’il double le chef.»

      La vieille fille salua


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