Mathilde. Эжен Сю
que nous ne sommes pas dans les termes assez particulièrement familiers pour que je puisse vous faire mes confidences à ce sujet, – dit M. de Versac.
– Ce détour… est accablant pour votre neveu, monsieur, – reprit M. de Mortagne.
Gontran allait s'emporter; je le contins à force de supplications. M. de Mortagne continua:
– A la proposition de ce mariage, mademoiselle de Maran a réfléchi sans doute; oui, elle s'est demandé si le parti qu'on lui proposait réunissait bien tous les défauts et tous les vices nécessaires pour assurer le malheur de sa nièce, qu'elle abhorrait… M. de Lancry lui a paru doué des qualités convenables; elle a donné parole à M. de Versac, et l'on a commencé cette odieuse machination… Il y a une justice humaine, dit-on, et cela se passe impunément ainsi! – s'écria M. de Mortagne avec indignation. Voici une jeune fille orpheline, isolée depuis son enfance de toute affection, abandonnée à elle-même, sans appui, sans conseil… On introduit près d'elle, à chaque instant du jour, un homme doué de séductions dangereuses; on écarte tout rival honorable; on la lui livre, à cet homme, à lui tout seul… à lui rompu dès longtemps aux intrigues de la galanterie. La pauvre enfant, sans expérience, habituée aux duretés, aux perfidies d'une marâtre, écoute avec une confiance ingénue et ravie les douceurs hypocrites, les promesses menteuses de cet homme. Ignorante du danger qu'elle court, elle ne s'aperçoit qu'elle aime… que lorsque l'amour est à jamais enraciné dans son cœur… La malheureuse enfant n'a pas un ami, pas un parent pour l'éclairer sur les dangers qu'elle court, sur la position, sur les antécédents de l'homme qui la trompe…
– Assez, monsieur, assez! – m'écriai-je, transportée d'indignation, car je souffrais cruellement de ce que devait ressentir Gontran. – C'est moi, moi seule, qui dois répondre ici… Au lieu de me taire le passé, que vous lui reprochez avec tant d'amertume… M. de Lancry, plein de franchise et de loyauté, a été au-devant des informations que je ne pouvais prendre; il m'a dit: Je ne veux pas vous tromper; ma jeunesse a été dissipée, j'ai joué, j'ai été prodigue. Mais lorsque M. de Lancry a voulu me parler de sa fortune, du peu qu'il possédait encore, c'est moi qui n'ai pas voulu l'entendre… Je n'ai donc pas été trompée en accordant ma main à M. de Lancry; j'ai une foi profonde, absolue dans les assurances qu'il m'a données, dans les promesses qu'il m'a faites, dans l'avenir que j'attends de lui; et, tout en regrettant amèrement cette triste discussion, je suis heureuse, oui, bien heureuse de pouvoir déclarer ici hautement, solennellement, que je suis fière du choix que j'ai fait…
M. de Mortagne me regardait avec un étonnement douloureux.
– Mathilde… Mathilde… Pauvre enfant… on vous abuse… vous ne savez pas ce qui vous attend.
– Monsieur, je respecterai toujours le sentiment qui a dicté votre conduite, et j'espère qu'un jour vous reviendrez de vos injustes préventions contre M. de Lancry.
Puis, allant vers la table où était posé le contrat, je le signai vivement et je dis à M. de Mortagne:
– Voici ma réponse, monsieur; – et je donnai la plume à Gontran.
M. de Mortagne se précipita vers lui, et lui dit d'une voix émue, presque suppliante:
– Ayez pitié d'elle! Vous êtes jeune, tout bon sentiment ne peut pas être éteint dans votre cœur… grâce pour Mathilde, grâce pour tant de candeur, pour tant de confiance, pour tant de générosité! N'abusez pas de votre influence sur elle… vous savez bien que vous ne pouvez pas la rendre heureuse… Est-ce sa fortune que vous convoitez?.. eh! monsieur, parlez… je suis riche…
A cette dernière offre, qui était un outrage, Gontran devint pâle de rage.
– Signez… oh! signez, dis-je à M. de Lancry d'une voix défaillante.
– Oui, oui, je signerai, – dit-il avec une fureur contenue. – Ne pas signer serait m'avouer coupable, serait mériter les outrages de cet homme; ne pas signer serait m'avouer indigne de vous… mademoiselle; – et Gontran signa.
– Dites donc que ne pas signer serait renoncer à la fortune que vous convoitez, car vous êtes indigne de comprendre et d'apprécier les qualités de cet ange… Dans deux mois vous la traiterez aussi brutalement que vos maîtresses… si l'on n'y met ordre…
– Gontran, – dis-je tout bas à M. de Lancry, – je suis votre femme, accordez-moi la première chose que je vous demande… pas un mot à M. de Mortagne… je vous en supplie… terminez cette scène qui me tue.
Gontran réfléchit pendant quelques moments et me dit d'un air sombre:
– Soit, Mathilde… vous me demandez beaucoup… je vous l'accorde.
– Le sacrifice est consommé, dit M. de Mortagne; – cela devait être ainsi… Allons, maintenant, courage… plus que jamais il me reste à veiller sur vous, Mathilde… Si je le puis, je dois rendre les suites de votre fatale imprudence moins funestes pour vous… et empêcher les malheurs que je prévois… Soyez tranquille… partout où vous serez… je serai… partout où vous irez… j'irai… Ce monstre – et il montra mademoiselle de Maran – a été votre mauvais génie; je serai, moi, votre génie tutélaire… Et ici je déclare une guerre acharnée, sans merci ni pitié, à tous vos ennemis, quels qu'ils soient… Mes cheveux sont blancs, mon front est ridé, mais Dieu m'a laissé l'énergie du cœur et du dévouement. Hélas! pauvre enfant, je viens bien tard dans votre vie; mais, je l'espère, je ne viens pas trop tard… Adieu, mon enfant, adieu… Je vais signer ce contrat… j'assisterai à votre mariage, c'est mon droit, c'est mon devoir… En ce moment plus que jamais je tiens à remplir ce devoir et ce droit.
En allant à la table, il signa le contrat d'une main ferme. La voix, la figure de M. de Mortagne avaient un tel caractère d'autorité, que personne ne dit mot; lorsqu'il eut signé, il dit:
– M. d'Orbeval, M. de Versac, M. de Lancry… je ne rétracte rien de ce que j'ai dit… cela est vrai, je le maintiens et je le maintiendrai pour vrai, ici et partout. Il y a dix ans, j'aurais ajouté que je le soutiendrais l'épée à la main, monsieur de Lancry! Aujourd'hui je ne le dirai plus, ma vie appartient à cette enfant, qui, je le vois, n'a plus que moi au monde; ne souriez pas avec dédain, jeune homme; vous savez bien que M. de Mortagne n'a pas peur! – Puis, étendant son bras droit, il fit de son index un geste menaçant et impérieux, et dit à M. de Lancry:
– Si vous ne réparez pas votre vie passée; si par la tendresse la plus reconnaissante, si par une adoration de tous les instants vous ne vous rendez pas digne de cet ange, c'est vous qui aurez à trembler devant moi, monsieur! Oh! les regards furieux ne m'imposent pas, j'en ai dompté de plus farouches que vous. – Et M. de Mortagne se retira d'un pas lent.
A peine fut-il parti, que l'espèce de stupeur qu'avait causée cet homme singulier se dissipa. Chacun l'attaqua, le déprisa, l'accusa de folie. On se rappela qu'environ neuf ans auparavant, il avait fait des sorties tout aussi incroyables et tout aussi sauvages. L'intérêt qu'il avait un moment excité en racontant la perfidie de mademoiselle de Maran se refroidit bientôt; presque tous nos parents se rallièrent à ma tante et lui déclarèrent qu'ils ne croyaient pas un mot de la fable de M. de Mortagne au sujet des causes de sa captivité à Venise.
Quelques instants après son départ, nous nous rendîmes à la mairie.
Malgré la scène cruelle qui venait de se passer, ma confiance aveugle dans M. de Lancry ne faiblit pas. M. de Mortagne et madame de Richeville l'accusaient de fautes qu'il m'avait avouées et dont il avait trouvé l'excuse et presque la justification dans son amour pour moi; je l'avais cru, et je n'éprouvais que de l'irritation contre M. de Mortagne et un redoublement de tendresse pour Gontran; je m'accusais avec amertume d'avoir été cause de cette scène si douloureuse pour lui, et je me promettais de la lui faire oublier à force de dévouement.
Si l'on s'étonne d'une telle persistance à conclure ce mariage malgré tant d'avertissements vagues ou précis, c'est que l'on ne connaît pas cette aveugle et intraitable opiniâtreté de l'amour, qui augmente presque en raison de l'opposition qu'elle rencontre.
Ce