Mathilde. Эжен Сю
pardonner à votre ami le sacrifice que vous lui faites.
– A propos de Lugarto, me dit Gontran, – il faudra excuser chez lui certaines façons un peu cavalières, qui ne sont peut-être pas de la plus exquise compagnie… Il a toujours été si gâté!
– Que voulez-vous dire?
– Mais tenez, Mathilde, je ne puis mieux faire que de vous tracer à peu près le portrait de Lugarto; au moins vous le connaîtrez lorsque je vous présenterai. Lugarto a vingt-deux ou vingt-trois ans à peine: il est d'origine brésilienne. Son père, fils d'un esclave sang mêlé, avait été affranchi dès son enfance. Ce père, d'abord intendant d'un grand seigneur portugais, géra si bien ou si mal la fortune de son maître, qu'il le ruina complétement, et qu'il acquit une grande partie de ses biens. Telle fut l'origine d'une fortune d'abord considérable, puis enfin colossale; car des entreprises et des concessions de mines dans l'Amérique du Sud augmentèrent tellement ses biens, qu'à sa mort M. Lugarto laissa à son fils plus de soixante millions.
M. Lugarto père avait vécu aux colonies avec le faste et la dépravation d'un satrape. Profondément corrompu, affichant un cynisme révoltant, aussi lâche que méchant, il avait, dit-on, dans un accès de colère féroce, tellement maltraité sa femme, qu'elle était morte des suites de ces violences.
– Mais c'était un monstre qu'un pareil homme! – m'écriai-je. Quel triste et cruel héritage qu'une telle mémoire!.. Son fils doit être bien à plaindre, malgré ses millions!
– D'autant plus à plaindre, – dit Gontran en souriant avec amertume, – que son père lui a donné les plus hideux exemples. Laissé à quinze ans maître d'une fortune de roi, Lugarto a grandi au milieu des excès et des adulations de toutes sortes. A vingt ans, il éprouvait déjà les dégoûts et la satiété de la vieillesse, grâce à l'abus de tout ce qui se procure avec l'or. D'une nature frêle, délicate, étiolée avant son développement, il n'a de jeune que son âge; sa figure même, malgré des traits agréables, a quelque chose de morbide, de flétri, de convulsif, qui révèle de précoces infirmités.
J'écoutais Gontran avec étonnement; en me traçant le portrait de M. Lugarto, sa voix avait un accent d'ironie mordante; il semblait se complaire dans la triste peinture du caractère de cet homme.
Un moment je fus sur le point de faire cette observation à Gontran, puis je ne sais quel scrupule me retint; il continua:
– Au moral, Lugarto est un homme profondément dépravé, sans foi, sans courage, sans bonté, habitué à mépriser souverainement les hommes, car presque tous ont bassement flatté sa fortune. Tour à tour d'une prodigalité folle et d'une avarice sordide, ses dépenses n'ont qu'un mobile, l'orgueil; qu'un but, l'ostentation. Le procureur le plus retors ne sait pas mieux les affaires que lui; seul, il gère son immense fortune avec une sagacité, avec une habileté incroyables, et il s'enrichit encore chaque jour par les spéculations les moins honorables. Portrait fidèle de son père, l'ignoble rapacité de l'esclave lutte encore chez lui contre la ridicule vanité de l'affranchi; tout prouve cette double nature: son luxe sévèrement réglé, son faste retentissant, mais parcimonieux; tout, jusqu'à ses bruyantes aumônes faites insoucieusement et sans l'intelligence du malheur qu'il secourt, mais qu'il ne plaint pas… Deux plaies incurables empoisonnent pourtant l'opulence impériale de Lugarto: la bassesse de son extraction et la conscience du peu qu'il vaut personnellement. Aussi, par un compromis qui ne trompe que lui, il est affublé au titre de comte, et s'est fait fabriquer je ne sais quelles ridicules armoiries. Exalté par l'adulation et par l'orgueil, l'adulation et l'orgueil torturent; il le sait: c'est à sa fortune qu'on accorde les prévenances dont on l'entoure; pauvre demain, il serait complétement méprisé; alors, parfois sa rage contre le sort n'a pas de bornes; mais, comme son père, Lugarto est aussi lâche que méchant, et il se venge de tant de prospérités injustement accumulées sur lui, en maltraitant avec la plus cruelle dureté ceux que leur dépendance oblige à supporter ses violences; des femmes… des femmes même n'ont pas été à l'abri de ses brutalités… Eh bien! malgré cela, malgré tant de vices odieux, le monde n'a toujours eu pour lui que des sourires; les plus hardis lui ont témoigné de l'indifférence.
Ne pouvant me contenir plus longtemps, je m'écriai:
– Eh! comment osez-vous appeler un tel homme votre ami? comment avez-vous pu lui sacrifier nos plus chers désirs?.. En vérité, Gontran, je ne vous comprends pas.
M. de Lancry, sans doute rappelé à lui par ces mots, me regarda d'un air interdit.
– Que dites-vous, Mathilde?
– Je vous demande comment vous pouvez appeler M. Lugarto votre ami… Mais jamais je ne consentirai à voir un homme aussi pervers, aussi odieux… Et encore une fois, c'est pour lui que vous quittez si tôt cette retraite où nous vivions si heureux?.. Gontran, il y a là quelque chose d'inexplicable!
M. de Lancry se remit de son émotion, et me dit en souriant.
– Écoutez une comparaison bien ambitieuse, Mathilde… L'homme qui parvient à dompter et à rendre sociables et soumis le tigre et la panthère, ne prend-il pas en amitié la bête féroce qu'il a pu rendre douce et obéissante? Eh bien! quoique ce pauvre Lugarto ne soit pas un tigre, il y a, je crois, un peu de ce sentiment-là dans mon amitié pour lui. Oui, autant je l'ai vu dédaigneux, méchant, altier pour les autres, autant pour moi il a toujours été bon, prévenant, dévoué. Je vous l'avoue, Mathilde, je n'ai pu m'empêcher d'être profondément touché des preuves nombreuses d'affection qu'il m'a données… et vous le concevez, avec bien du désintéressement. Puis, jugez donc combien il doit être malheureux: personne ne l'aime; il n'a pas même un ami… Toujours dominé par cette crainte de n'être recherché que pour sa fortune, par hasard il ressent pour moi une bienfaisante confiance qu'il n'éprouve pour personne. Eh bien! dites, Mathilde, mon cœur… ma vanité, je dirais presque mon honneur, ne m'ordonnent-ils pas de l'accueillir avec bienveillance?
Déjà je connaissais assez la physionomie de Gontran pour avoir remarqué une sorte de contrainte pendant qu'il m'expliquait la cause de son amitié pour M. Lugarto, tandis qu'au contraire il s'était laissé aller à une franche amertume en dépeignant l'odieux caractère de cet homme.
Sans pouvoir justifier mes soupçons, je sentais qu'il y avait là quelque mystère; les explications de Gontran ne me rassurèrent qu'à demi.
Pourtant, telle est la puissance du prestige de l'amour, que peu à peu, en réfléchissant à ce que venait de me dire Gontran, je vis une nouvelle preuve du charme qu'il inspirait dans l'influence extraordinaire qu'il exerçait sur M. Lugarto.
Si j'avais eu besoin de m'excuser à mes propres yeux de n'avoir pu résister aux rares séductions de Gontran, ne me serais-je pas dit que je devais céder à cette inévitable fatalité, puisque les caractères les plus intraitables, les plus altiers, n'avaient pu y échapper.
Que dirai-je? ma passion était si aveugle, que M. Lugarto me devint presque moins odieux par la pensée qu'il avait subi l'irrésistible empire de Gontran.
CHAPITRE III.
LES VISITES DE NOCES
M. de Lancry avait profité de notre absence pour faire disposer l'hôtel Rochegune; nous le trouvâmes prêt à notre arrivée. Quoique cette maison fût splendide, je ne pus vaincre un sentiment de tristesse en y entrant. Tout m'était pour ainsi dire nouveau dans cette demeure, et l'inconnu m'a toujours glacée.
Ursule et son mari étaient partis. Elle devait venir passer l'automne à Maran; M. Sécherin l'y amènerait et viendrait la reprendre, ses occupations ne lui permettant pas une longue absence.
Le lendemain du jour de notre arrivée, je m'éveillai de bonne heure; je sonnai Blondeau, elle entra.
– Eh bien!.. et mes fleurs? – lui dis-je en ne lui voyant pas la corbeille de jasmin et d'héliotrope qu'elle m'avait toujours présentée chaque matin depuis mes fiançailles avec Gontran.
– On n'en a pas apporté, madame.
– C'est impossible!
– Je puis vous assurer,