Amitié amoureuse. Lecomte du Noüy Hermine Oudinot

Amitié amoureuse - Lecomte du Noüy Hermine Oudinot


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soir maman nous emmène tous dîner chez elle.

      Ma vie n'est pas encore bien longue et elle compte déjà, hélas! des disparus parmi ces convives du jour de l'an. Je me souviens d'un de ces déjeuners où étaient présents entre autres, Jean Baudry, Guy de Maupassant, Renan. – Maupassant avait fait apporter pour Hélène, par son fidèle François, toute une valise, une grande valise pleine de jouets, de ces joujoux de treize à quarante-cinq sous des petites boutiques ambulantes des boulevards.

      Après le déjeuner on vida la valise sur le tapis où, jolie dans sa robe décolletée qui laissait voir sa peau rosée encore pleine de lait, sa chair fraîche et ronde de baby de deux ans, tite-Lène, assise par terre, trônait. Et c'étaient des étonnements, des cris de joie, aussi bien des grands que de la petite, sur les mille combinaisons de mouvements de tous ces jouets; ils roulaient, marchaient, sifflaient, couraient. Une vie lilliputienne grouillait autour de ma fille qui, géante, se donnait de temps en temps le plaisir d'écraser un objet de ce petit monde mis en mouvement par des ficelles.

      Que croyez-vous que faisaient devant ce spectacle mes hommes illustres? qu'ils philosophaient? point: tous vautrés sur le tapis, ils attrapaient au passage et se renvoyaient l'un à l'autre petits bonhommes, toupies, porteuses de pain, moulins à vent, vélocipèdes, tournant, courant, voletant, tourbillonnant. Et c'étaient des cris: «La ficelle? où est ma ficelle? Bon! Baudry me l'a chipée et l'accapare! – Mais non, c'est Maupassant qui la mange! – Oh! Regardez ça, mes enfants, c'est trouvé!» Et des enthousiasmes, et des joies, et des baisers à Hélène qui, s'avisant dans cette foule de jouets d'en détester un, un moulin qui marchait en même temps qu'il tournait les ailes – pourquoi? Quel mystère que les cerveaux des petits! – crachait vaillamment dessus toutes les fois qu'il passait à portée de sa bouche.

      Et pendant ce temps-là des gens venaient, très graves, me faire des visites. A chaque coup de timbre on fermait précipitamment la porte qui sépare le grand salon du petit; je recommandais à tous d'être sages, de ne pas faire de bruit, et, bien sérieuse, j'allais recevoir le visiteur dans le petit salon. Quand mes joueurs ne se mettaient pas tout à coup à hurler de joie, ça allait bien. Autrement, j'expliquais… vaguement. Mais, si le nouveau venu était un ami des grands hommes, on l'introduisait et peu après c'était un ventre de plus par terre. Et tite-Lène, autant amusée des gambades de ses grands amis que des courses de ses pantins, montrait ses quenottes, se laissait bécoter, enlever triomphalement dans les airs.

      Les sacs de bonbons étaient mis au pillage; une fois goûtés, ceux que les grands n'aimaient pas s'empilaient dans une coupe où déjà les morceaux gisaient en attendant d'être jetés. «La coupe amère des Refusés», disait gaiement Baudry. Voilà, mon ami, des joies simples comme il vous en faut. Je puis compter sur vous, pas vrai?

      Une idée: voudrez-vous partir le lendemain pour Nimerck avec mon frère Gérald? Il va y rester huit jours pour faire commencer les travaux de restauration d'une aile du vieux château. Ce déplacement vous changerait d'air et vous ferait du bien.

      XIV

      Philippe à Denise

30 décembre.

      Vous êtes bonne, madame, grande et bonne et je vous aime. J'accepte de faire partie du déjeuner des Abandonnés. Je n'en serai pas un illustre, mais un profondément reconnaissant et dévotement admirateur de la fée indulgente et douce que vous êtes aux pauvres humains.

      XV

      Denise à Philippe

16 janvier.

      Vous m'intéressez infiniment, j'aime mieux vous le dire tout de suite afin que mes actes se classent vis-à-vis de vous pour ce qu'ils sont: une recherche toute spirituelle. Je viens d'aller révérender ma belle-mère. Ma nièce y faisait les honneurs du thé; il y avait là quelques jeunes femmes, entre autres Germaine Dalvillers. Vous ne m'aviez pas dit que sa mère vous avait connu enfant? On a parlé de vous. Ah! ah! vous voudriez savoir, curieux? Germaine racontait que vous étiez un petit mélancolique et caressant; la grâce, le charme presque féminin du baby gagnait le cœur des mères.

      Tandis que la conversation sautait de vous aux deux teams en présence au dernier bye du Polo, je songeais: toute cette grâce, cette mélancolie, ont tourné en séduction. Mais n'y a-t-il pas perdu ses énergies? Vous étiez l'enfant ami du plaisir, des gâteaux, des élégances, des nonchalances, de la caresse qui effleure. N'êtes-vous pas demeuré trop cet enfant-là?

      Je suis tout étonnée de vous découvrir ce que vous êtes. La force de votre esprit m'avait fait supposer en vous un autre homme. Votre intelligence subtile, profonde, mâle et froide, un peu dédaigneuse aussi, donne le change sur votre cœur hésitant et votre volonté faible. Quand vous êtes auprès de moi, je reste sous l'enchantement de votre parole tout imprégnée de philosophie caressante; vos paradoxes les plus décevants me semblent choses naturelles; je me découvre étonnée de n'y avoir pas plus tôt songé. Vous parti, la fantasmagorie de votre éloquence tombe. Je retrouve mon jugement sain, ma raisonnabilité, comme vous dites plaisamment. Peut-être exagérez-vous l'importance de nos gestes moraux? A force de s'analyser ainsi, toute verve, tout élan, ne quittent-ils pas nos âmes? elles n'ont plus de sensations imprévues, les seules vibrantes, elles finissent par poser devant nous-mêmes; n'est-ce pas alors que l'esprit s'égare?

      «Quittez-vous, renoncez à vous et vous jouirez d'une grande paix intérieure – est-il dit dans l'Imitation, – alors s'évanouiront toutes les pensées vaines, les pénibles inquiétudes, les soins superflus.»

      Ne voilà-t-il pas un beau texte pour vous distraire? Vous devriez m'aimer à la folie, de vous envoyer des points d'interrogation sur de tels aperçus philosophiques!

      XVI

      Philippe à Denise

17 janvier.

      Vous semez nos rapports d'exquisité, madame; j'ai posé mes lèvres avides d'un peu de vous, n'en fût-ce que l'apparence, sur chacun de vos points d'interrogation. Mais comme vous devenez sévère! pourquoi me demander le pourquoi d'un éternel malaise de mon cerveau? Puis-je dire à ma sensibilité: cesse de demeurer en moi; à mon imagination: cesse de vivre. Et puis quelle ressource voulez-vous que je tire de mon corps misérable? Arrivé au détachement du seul moi qui m'intéresse, faudra-t-il donc me livrer à un labeur constant, matériel, qui me transformera, à votre idée, en bon lutteur contre la vie? Dites, quel sera le beau résultat? Ma manière de vivre c'est d'être sans volonté, hors pour cette recherche de cueillir de ci, de là, quelques impressions rares; c'est le seul accent demandé par moi à la vie monotone et lourde; ma nonchalance, c'est le talisman qui me fait pénétrer plus avant dans la joie, la douleur: je change en œuvres vives les recherches, les découvertes faites sur l'âme des autres, surtout sur la mienne. N'est-ce pas une belle puissance? Allez, bien que courtes, mes joies sont supérieures. Je délaisse le fruit pour me nourrir de la sève, vraie puissance créatrice.

      Pourquoi cet éternel reproche de n'être pas occupé comme tous de ma place à conquérir dans le monde? Me voyez-vous avocat, magistrat, médecin? J'aurais daigné avoir une seule chose: du génie. Puisque je n'en ai pas, il faut bien me consoler avec mes rêves. Je suis «léger, sceptique, entraînable, irrésolu, capable de tout et de rien, égoïste et généreux, me donnant et me reprenant sans cesse, combattu par des instincts contraires,» – comme dit l'autre, – «tirant profit des circonstances sans prendre la peine de les faire naître». Soit. Encore un coup qu'y puis-je faire? Les éléments que s'assimile le cerveau humain ont cela de merveilleux qu'ils produisent des résultats très différents en changeant d'individus. Les uns sont spéculatifs, les autres, rêveurs; les calmes ont la richesse du sang, les nerveux, la puissance des sensations. D'un même principe éclate la prodigieuse variété des êtres. La même éducation a fait de mon frère un soldat, de moi, un rêveur. Il est tout action, je suis tout pensée. Notre cerveau élaborant la même substance en a fait une nutrition différente. Qu'y puis-je? Je ne me vante pas plus d'avoir quelques dispositions à rechercher le secret des causes finales, que lui ne doit se réjouir d'être un gaillard à l'organisme parfait, très et uniquement préoccupé de gagner promptement ses galons à sa sortie


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