Amitié amoureuse. Lecomte du Noüy Hermine Oudinot
me saisit par le bras – poliment, je dois le reconnaître – et me dit: «Monsieur, vous allez vous faire casser une jambe.» Je lui réponds: «Mon bon monsieur, laissez-moi remonter, je vous en supplie…» La casquette resserre son étreinte et le train fiche le camp de plus en plus, si j'ose m'exprimer ainsi. – «Mais, monsieur, c'est épouvantable ce qui m'arrive… Ma valise! Ma canne! mon sac de voyage! Ma couverture!» – La casquette, bienveillante, me conduit au bureau du télégraphe, et j'envoie une dépêche au chef de gare de Tergnier, (Tergnier est, paraît-il, la prochaine station), pour qu'il repince mes accessoires; je les reprendrai en passant.
Conclusion: j'ai deux heures à tuer à Compiègne; je repartirai par le train de neuf heures quarante-sept et j'arriverai tranquillement à Bruxelles vers quatre heures du matin.
J'ai commencé par dîner plutôt mal que bien à l'hôtel de Flandres. Puis, j'ai passé une demi-heure dans un café-concert à soldats, bondé d'artilleurs, où il y a des chanteurs extraordinaires, et qui s'appelle le café Jeanne d'Arc. Enfin j'ai pénétré dans l'intérieur de la ville et c'est du café de la Cloche, le plus chic de Compiègne, que je vous écris ce billet résigné. La remarque la plus profonde que j'aie faite jusqu'ici, c'est que cette ville est fertile en artilleurs. J'éprouve le besoin de me rendre cette justice que j'ai pris mon aventure avec une sérénité, un détachement, une patience, une douceur, éminemment philosophiques. Si je ne retrouve pas ma valise (tout arrive), je raconterai mon malheur aux bons Belges, et je ferai une conférence en veston, voilà tout. Mon voyage s'annonce bien, comme vous voyez. Mais ce début me donne droit à des compensations, et je les attends avec confiance.
Adieu, chère madame mon amie. Je ne veux pas, cette fois, manquer mon train, et je n'ai que le temps de vous baiser les mains.
Observations: Compiègne est traversé par un cours d'eau. Il y a un pont. Il y a aussi quelques becs de gaz dans les rues. La grande majorité des habitants est dans l'artillerie. La bière y est médiocre. J'ai entendu dire qu'il y avait un château. Il n'y a ni buffet ni cigares à la gare. On s'instruit en voyageant.
XXIV
Philippe à Denise
Grand-Hôtel, boulevard Anspach.
Suite de mes «impressions de voyage». Donc, j'ai repris, madame Nisette, le train de neuf heures quarante-sept à Compiègne. Mais on m'avait trompé en me disant que j'arriverais à Bruxelles à quatre heures du matin. J'ai dû attendre encore deux heures à Tergnier, port de mer de quatre mille âmes.
Buffet modeste, où j'ai jeté les bases d'une amitié solide avec un employé galonné du chemin de fer, en lui offrant un punch. Je suis allé passer une heure à un bal populaire proche de la gare. Entrée: vingt centimes. Le spectacle de la joie des simples m'a pour un instant consolé de la vie. Vu une belle fille au bras d'un artilleur.
Arrivé enfin à Bruxelles à cinq heures et demie. Descendu au Grand-Hôtel. Levé à midi; déjeuné, erré dans les rues. Je craignais d'être trop piloté et un peu envahi; mais pas du tout: je n'ai vu, au cercle où je dois faire une conférence, que le gérant. Je suis donc libre jusqu'à ce soir.
Parcouru la rue de la Loi et la rue Royale. «Le silence infini de ces rues rectilignes m'effraie», comme dit Pascal. Pas un café, pas une brasserie dans la ville haute qui est noble, propre, blanche, élégante et un peu froide. En bas, le boulevard Anspach qui ressemble aux boulevards de Lyon. Le gérant du cercle m'a recommandé le palais de justice; mais c'est trop loin, je le verrai une autre fois. Cueilli ces fragments de romances à l'étalage d'un marchand de journaux.
La Nacelle (air de Béranger à l'Académie).
Ne pleure plus, ma Marie, et remarque
Le bleu du ciel et le vent indulgent…
La Misère des Flandres (air de Béranger à l'Académie).
J'ai vu là-bas, près d'une croix de pierre
Un pauvre veuf implorer l'Éternel…
Je voudrais bien être avenue Montaigne… Je vous baise les mains, amie incomparable.
XXV
Philippe à Denise
Je trouve, madame mon amie, vos deux billets exquis en arrivant chez madame de X… grand réconfort et attendrissement. C'est le premier moment agréable de mon voyage. J'ai fait hier soir ma conférence devant un public quelque peu empaillé. Pourtant, tout a plutôt bien marché, sauf un peu de bafouillage çà et là, et je les ai déridés par instants. En somme, quelque chose d'intermédiaire entre le succès d'estime et le succès proprement dit. Et puis, comme vous le dites avec éloquence, omnia nihil.
Couché à dix heures. Nuit réparatrice. Pris train à une heure. Traversé pays tout noir de charbon. Lugubre. Arrivé à trois heures chez madame de X… charmante. Causé de Paris pendant une heure. Monté dans une chambre où je n'ai juste que le temps de vous rappeler que je suis toujours à vos pieds. Sais-tu, madame, savez-vous?
XXVI
Philippe à Denise
Madame,
Je n'ai pas eu le temps de vous écrire hier, et aujourd'hui je n'ai qu'un moment. Mardi, à Marchienne, grand succès. Hier, déjeuné à Bruxelles avec les de X… Mangé huîtres exquises et choses bizarres excellentes. Puis, parti pour Anvers. Là, très grand succès. Braves gens. Promenade nocturne fantastique à travers les rues jusqu'à deux heures du matin.
Des cafés-concerts d'une décoration folle: style indien, babylonien, assyrien, byzantin, extra-oriental, quelque chose d'éclatant et de barbare, fait pour donner une vision d'Eldorado et d'Alhambra aux matelots qui débarquent après six mois de mer, et des chanteurs de tous les pays et de toutes les langues. C'est d'un cosmopolisme bien amusant.
Adieu, madame mon amie, je serai demain à Paris.
XXVII
Denise à Philippe
J'ai pensé à vous, hier, et vous ai regretté; c'était mon dernier five o'clock. Dans le salon, par hasard, quatre littérateurs de la jeune génération, dont deux génials déjà. Ils se connaissent, un dîner s'improvise, ce qui est toujours une manière favorable de réunir les gens. On a causé, causé, causé; discuté, discuté, discuté; philosophé, blagué, psychologué. Puis ça a fini par une lutte à mains plates, entre l'un d'eux et la jeune femme d'un autre, suprêmement intelligente, fine, distinguée. Au fort du combat, comme elle perdait ses forces, son mari s'écrie: «Mais ruse donc, salaude!» Nous en avons ri pendant vingt minutes, tous, et si follement, de ce vieux gros mot dans cette bouche de raffiné éloquent, que nous ne nous sommes arrêtés de rire que pour reprendre des forces et repartir plus fort.
Nous avions dîné dans la serre, parmi les fleurs, un désir réalisé pour satisfaire le caprice de l'un des convives. La pluie tombait dru sur le plafond de verre. C'était un joli bruit grésillant.
Et ce service au milieu de tout cela… mon vieux domestique ahuri (il a été dressé par ma tante, l'habitude des cours). L'un accaparant les huîtres, l'autre le poulet en gelée, un troisième le rôti, un autre les écrevisses. Le dessert sur la table, pas plus respecté: raisins, amandes, sucreries, en branle dès après le potage. Non, non, il fallait nous voir! Le café pris, au salon, les plus hautes pensées tripotaillées par tous, pafs de joie, ivres d'éloquence et d'idées remuées; puis de la savante musique qui calme; puis je chante avec toute mon âme – vous n'avez pas encore entendu cette voix-là – et toute mon émotion artistique surexcitée, en communion avec la leur. Et après tout cela, je ne sais quoi d'alangui, de très suave, de recueilli qui faisait qu'on ne pouvait plus se quitter; enfin, exquis!
Je vous aurais voulu là, correct. Mais c'est égal si – vous – là –