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ce cœur-là. Oui, n'est-ce pas, elle est un peu divine, ma fille? J'aime la laisser vivre dans l'engourdissement de ses doux instincts; elle séduit, captive, parce que j'ai respecté cette fleur d'enfance qui la fait si naïve dans ses huit ans, si loin des choses pratiques de la vie. De là viennent ces finesses de pensées qui vous enchantent.

      En dehors de cela, il y a en elle une source de poésie. Elle est vraiment belle, physiquement et moralement. Mon Dieu! quand je songe qu'il me faudra un jour donner ce cher trésor à un homme qui peut-être ne comprendra rien à toutes les exquises et fines choses qu'elle représente!.. Le pire des maris n'est pas celui qui bat, trompe, boit; c'est celui qui ne croit pas en nous, qui nous dédaigne poliment, nous juge inférieure à lui et nous fait souffrir dans nos élans, dans toutes les choses bonnes, fines et tendres que nous croyons devoir lui offrir.

      Oh! les morts vivants! ceux qui nous méprisent parce qu'avant nous la foule des vulgaires pensées, des vulgaires femmes, ont éteint pour jamais leur âme. Ceux que leurs souvenirs déçus hantent, les éteints de la vie que rien ne peut ni ranimer, ni faire croire à quelque chose de bon, de droit, de beau! Ceux-là qui ne nous demandent ou ne nous donnent rien, je les hais.

      L'atrophie du corps n'est rien, l'atrophie de l'âme est tout; de même que la possession est peu de chose tandis que le désir est tout.

      Tenez, Vandérem dans son roman: la Cendre, a fait une étude parfaite, juste et douloureuse, de cet état d'âme de l'homme qui entre dans le mariage en cendres.

      Ne dites pas que cette chose-là n'arrive pas, puisqu'elle m'est arrivée. Je vous jure, c'est le moindre des maux, qu'on nous préfère une maritorne. Mais ce par quoi j'ai passé! Encore étais-je énergique; mais Hélène? tendre, mélancolique, perdue dans le rêve, elle mourrait s'il lui fallait souffrir ce que j'ai souffert. Rien que d'y penser, je déteste déjà mon gendre.

      Il faudra qu'un de ces soirs je vous conte le douloureux drame – si calme, si correct – de ma vie, et que je vous présente un peu ce premier secrétaire d'ambassade qui est mon mari, et de qui me vinrent tous mes désenchantements, à l'éternelle et très grande stupéfaction de ma belle-mère, nature froide, orgueilleuse, assez vulgaire, qui n'y a rien compris. Pour elle, la politesse tient lieu de tout.

      XXXIV

      Philippe à Denise

18 avril.

      Encore profondément troublé de notre conversation d'hier au soir, je vous envoie, ma chère, chère amie, le témoignage de mon respect et de ma tendresse.

      XXXV

      Denise à Philippe

18 avril.

      Comme vous êtes bon, comme cette dépêche m'a fait du bien!

      Après votre départ, je me suis demandé pourquoi je vous avais tout dit; j'ai été prise, malgré moi, d'une honte douloureuse. J'étais seule, brisée par mes souvenirs, pauvre marionnette plus vide et plus molle que celles d'Hélène, traînant éparses sur les meubles. Et voilà que votre mot tendre me montre que vous avez pressenti ce qui devait se passer en moi, l'anéantissement où m'avaient laissée ces confidences.

      Oui, j'ai bien souffert; aussi vous serez toujours indulgent à l'amie blessée, n'est-ce pas?

      J'ai parfois des énervements, des rages, à cette ressouvenance de ma vie manquée, perdue. Que de tendresse, pourtant, je me sens au cœur, et comme j'aurais su aimer, il me semble. Mais il y a des êtres qui vivent ainsi dans un perpétuel inachèvement; c'est fini, jamais rien ne me tirera des limbes où je demeure et dans lesquels mon cœur révolté ne peut pas s'éteindre.

      J'avais vingt-deux ans quand j'ai désespéré de pouvoir continuer ma vie comme le hasard et la société me l'avaient créée; Hélène avait deux ans. J'ai pris ma fille et me suis sauvée. J'ai trente ans bientôt. Pendant ces six ans de séparation consentie de part et d'autre, me sont apparus de jolis commencements d'aventures, mais seulement cela. J'étais en plein arrêt d'enthousiasme au moment où eux s'emballaient; de là des ennuis. Le monde, pour cette raison, me donna quelques amants que je ne pris pas, et il ne sentit pas mon cœur vivre dans toute la pureté ardente et fougueuse d'une tendresse toujours à vide, sans but, un peu exaltée, justement à cause de ce sans but.

      Mettez, avec cela, que j'ai l'esprit coquet; ce qui m'entraîne parfois à donner à des indifférents toutes sortes de petites choses intellectuelles pimpantes, que les fats prennent pour des avances, peut-être? J'ai donc une réputation un peu calomniée. Je ne m'en disculperai pas à vous. Vous savez mieux que tous autres ce qu'est ma vie.

      Mais tout cela vous expliquera pourquoi je suis si heureuse de notre bizarre et fervente amitié, heureuse de passer ces soirées intimes avec vous, dans la joie douce et recueillie d'avoir trouvé un cœur un peu frère du mien.

      XXXVI

      Philippe à Denise

19 juin, minuit.

      Mon amie, les mots me manquent pour vous exprimer la tendresse respectueuse qui me lie chaque jour davantage à vous. Ce soir, vous me parliez, de votre voix douce et basse, contenue, presque sans parole, toute pleine d'émotion. Vous me parliez et j'étais bien ému. Vous m'apparaissiez une chose de résignation, de force, de paix, une chose qui m'est aussi précieuse, aussi rare, aussi chère que peut vous être votre Hélène. Tout, de vous, d'elle, me semble une harmonie. Ne dites pas que je suis fou, ne dites rien, afin que des mots irréparables ne soient pas entre nous, et laissez-moi garder dans mon cœur l'idée de vous ainsi que d'une chose sainte.

      XXXVII

      Denise à Philippe

1er juillet.

      Eh quoi, mon cher clair obscur, vous m'écrivez presque une lettre d'amour pour laquelle je m'apprête à vous bien gronder, puis vous disparaissez: ni lettre, ni visite pendant douze jours!

      Durant ce siècle, vous comprenez bien, ma colère est tombée; ne parlons donc plus de la lettre, je l'ai oubliée. Seulement, comme je quitte Paris dans quelques jours, je viens obligeamment vous le dire, afin qu'un ami un peu bizarre que je possède dans les abords de l'avenue de Messine ne vienne pas frapper à mon huis pour apprendre que j'en suis bien loin… ce qui donnerait peut-être trop d'importance à un léger ressentiment…

      Je devrais même être partie; mais comme j'avais eu l'intention louable de révérender ma vieille tante de Giraucourt avant mon départ pour Nimerck, elle m'a invitée à dîner. Je n'ai pu refuser: cela aurait fait de la peine à ma mère qui, étant donnée la grande différence de leur âge, considère un peu cette sœur aînée comme sa mère.

      C'est cette tante-là que mon frère Gérald, mes cousins et moi, avons irrévérencieusement baptisée: l'habitude des cours. Et ce que ce nom lui sied bien! une merveille! Elle sait, je crois le Gotha par cœur, et c'est à peine si elle ne libelle pas ses invitations: d'ordre de la baronne de Giraucourt, etc., etc.

      Elle a un tempérament de ralliée. Elle était royaliste – de par les sentiments paternels, – mais elle n'a pas su résister à l'entraînant second empire; elle deviendrait, je crois, républicaine, si les républicains s'avisaient d'avoir une cour et surtout beaucoup de décorum.

      C'est un type, ma tante. Je vous la ferai connaître. Grande, encore belle sous ses cheveux blancs, généreuse, intelligente et fantasque, elle dépense tous ses revenus en bonnes œuvres. Elle déteste ma belle-mère et l'intimide; c'est curieux et amusant à voir. Quand ses réceptions de famille sont émaillées de quelques étrangers, le maître des cérémonies – lisez valet de chambre – passe discrètement entre les groupes, au salon, avant le dîner, pour remettre une carte sur laquelle est écrit: «Monsieur du Rand» – ma tante ne peut se résoudre à ne pas ennoblir tous les gens qu'elle fréquente – «est prié de se mettre à table à la droite de madame da Borde et d'offrir son bras à madame de Nières».

      Et M. Durand, madame Deborde, madame Danières, l'espagnolisée pour un soir, se troublent, se perdent en lisant trop attentivement leurs petites pancartes; cela amène les confusions


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