La coucaratcha. I. Эжен Сю
mon pauvre maître, que je crus timbré.
Par une inexplicable fatalité, à la hauteur des îles de Palme et de Fer (Canaries), comme je faisais gouverner dans l'espoir de prendre connaissance de l'île Saint-Antoine, le temps se chargea de grains, la brise se fit, il venta grand frais, et la tempête devint bientôt si violente, que dans une bourrasque mon petit mât d'hune et mon bâton de foc furent emportés.
Alors une affreuse idée s'empara de l'équipage, consterné de cette perte, et les matelots s'avancèrent vers moi en poussant avec un horrible accent de rage ces cris frénétiques: A la mer! à la mer le Croque-Mort!.. il est cause de tout…
Je frémis… et regardais Ulrik. Pour la première fois, je le vis sourire… mais quel sourire, mon Dieu!
Infâmes! m'écriai-je en m'armant d'un anspec, je vous assommerai comme des chiens si vous faites un seul pas.
– A la mer… à la mer!.. Nous ne voulons pas sombrer pour lui… A la mer!..
Ils s'approchèrent encore. Je me jetai au-devant d'Ulrik, qui me dit: – Laissez-les faire: C'est écrit:
– Laisser commettre un assassinat de sang-froid!.. Non, non… Descends dans ma chambre, tu y trouveras mes pistolets; tu remonteras avec… En attendant, je vais les maintenir…
Et ce disant, je tournai rapidement mon anspec en m'avançant vers eux.
– Pardon, capitaine… mais le Croque-Mort y passera dit l'un d'eux…
– Oui, oui, il y passera, répétèrent-ils avec fureur.
Et leurs cris dominaient le sifflement de la tempête.
Au même instant, un nœud d'agui me fut lancé; je tombai sur le pont, et fus garrotté en un moment… J'écumais de rage en voyant Ulrik calme, les attendre impassible…
– A son tour maintenant, cria le maître voilier, homme d'une taille énorme, en s'avançant vers Ulrik.
En ce moment, la tempête était si furieuse, que le navire donna un violent coup de roulis, et presque tous les matelots roulèrent sur le pont.
– Profite de l'embellie! criai-je à Ulrik… A ma chambre!..
Mais lui, s'élançant après les haubans d'artimon, fut d'un bond sur la lisse du navire.
– Je devrais, cria-t-il aux matelots, qui se relevèrent blasphémant; je devrais vous laisser commettre un crime inutile, car ma mort ne peut vous sauver que si elle est volontaire… Ce n'est pas pour vous, mais pour le capitaine, car il a une mère… une mère! répéta-t-il avec un affreux grincement de dents.
Et il secouait les cordages avec fureur.
Je vivrais, je crois, cent ans, que je n'oublierai jamais ce sombre tableau. Je le vois encore, lui Ulrik, cramponné aux haubans, les cheveux flottants, sa pâle figure qui se détachait blanche sur le gris foncé du ciel, ses yeux flamboyants et les hideuses contorsions de sa bouche hurlant le mot… mère…
L'équipage resta pétrifié, comme fasciné par cette résolution inconcevable; resta immobile, le regard fixe, attachant sur Ulrik des yeux hagards.
– Adieu donc, capitaine…
Ce furent ses dernières paroles, car il disparut.
– Hourra… hourra, vilain Croque-Mort! cria l'équipage en frappant des mains.
On vint poliment me dégager de mes liens.
Je croyais rêver.
Le timonnier qui tenait la barre, fut renversé par un coup de mer, le navire vint au vent, et nous faillîmes engager. Cette violente secousse et cet effroyable péril me firent revenir à moi… Je me précipitai sur la barre; et j'y restai… commandant la manœuvre de ce poste, car le temps pressait.
– Vous voyez, chiens, leur criai-je, que le ciel vous punit de votre atroce forfait… La mort de ce malheureux fait-elle cesser la tempête? Elle augmente au contraire, elle augmente… Malédiction!.. Dans une heure peut-être, nous irons le rejoindre… lui…
L'équipage fut un peu démoralisé; quelques-uns baissèrent la tête, lorsque l'infernal voilier reparut au grand panneau, portant un coffre…
– Va donc dans le même tombeau que ton maître le Croque-Mort! et que le bon Dieu nous laisse en repos, car nous n'avons plus rien à ce matelot de l'enfer.
Et le coffre fut lancé par-dessus le bord, aux acclamations de tout l'équipage, persuadé que la tempête cesserait quand il n'y aurait plus rien à bord qui eût appartenu au pauvre Ulrik…
Au contraire, la tempête redoubla de violence. J'entendis une horrible explosion; c'était notre grand'voile que le vent venait d'emporter, d'emporter si rapidement, que je ne vis qu'un point blanc tourbillonner et disparaître en une seconde.
– Malédiction… enfer!.. criai-je… Dieu est juste!..
– C'est qu'il y a encore ici quelque chose au Croque-Mort, dit l'imperturbable voilier. Mousse, descends et cherche, et gare à ta peau si tu ne trouves rien…
Cinq minutes après, le mousse remonta avec un vieux, vieux bonnet de laine rouge, oublié dans un coin de la chambre d'Ulrik…
Allons, dit le voilier, en le jetant à la mer… allons, on n'a plus rien à lui… Tais-toi, et fais calme…
Un hasard… (était-ce un hasard)? voulut que les deux ou trois dernières raffales qui nous avaient durement drossés furent, comme on dit, la queue du grain… Le vent tomba, le ciel s'éclaircit, la brise souffla légère, et la mer calmit… Depuis ce moment, notre traversée fut heureuse, fut la plus heureuse que j'aie faite, et nous arrivâmes à Buénos-Ayres le 1er janvier.
N. B. Le lecteur m'excusera de ne pas lui dévoiler le mystère ou la fatalité qui semble se rattacher au mot mère et au nombre treize; mais ne l'ayant jamais su moi-même, je n'ai rien voulu ajouter qui pût dénaturer un fait vrai.
VOYAGES
CHAPITRE PREMIER.
Narcisse Gelin eut l'idée de voir la mer, en regardant un moulin à vent
Narcisse Gelin était un bon jeune homme, bien doux et bien honnête; son père, Bernard Gelin, qui tenait un magasin de merceries, rue du Cadran, lui fit donner une éducation libérale.
Aussi à 19 ans, trois mois et un jour, Narcisse Gelin ayant terminé sa philosophie, aurait pu, s'il eût voulu, raisonner fort proprement sur l'âme et les idées innées; mais Narcisse préféra ne pas raisonner du tout.
Doué d'une imagination ardente, vagabonde, puissante et désordonnée, sentant bouillonner en lui l'âme d'un poète, il dit à son père Bernard Gelin: – Je serai poète… je suis poète. – Sois donc poète, dit Bernard, qui exécrait ses voisins et adorait son fils. – D'autant plus, ajouta-t-il, que ça vexera Jamot l'épicier dont le fils n'est qu'un homme de lettres.
Et voilà comment Narcisse fut poète.
Du jour où Narcisse fut poète, il allait en coucou chercher la poésie aux Batignoles, à Vincennes et aux Près Saint-Gervais. Il se pâmait devant les arbres poudreux des grandes routes, s'extasiait devant les moulins à vent, dont la meule insouciante broie également le froment du riche et du pauvre, et dont les ailes agitées par le vent ressemblent aux voiles d'un navire…
A cette pensée de navire, Narcisse Gelin, qui n'avait jamais vu de navire, tressaillit. Tout à coup une pensée soudaine l'illumina. La véritable poésie n'est pas, décidément, sur terre, se dit-il; elle est sur mer: là, une vie rude et énergique; là, des tempêtes; là, des combats; là, des hommes forts; là des hommes âpres; là des hommes à part… – Je verrai la mer, j'irai sur mer.
Et,