La coucaratcha. I. Эжен Сю
que la Cauchoise. Aussi croyez-moi, restez-y.
– D'ailleurs, votre passage est arrêté, payé d'avance, signé; il me serait impossible de vous rendre un sou de ce que vous m'avez donné. – C'est la loi maritime. Si vous voulez voir les ordonnances…
– Non, Monsieur, c'est inutile, dit Narcisse attérré, foudroyé.
– Le mal est fait, je le subirai, mais c'est une leçon dont je profiterai… Et comme le capitaine Hochard allait recommencer ses litanies sur la sûreté, les égards et la politesse… Narcisse remonta courroucé sur le pont, descendit furieux dans son canot et ne reparut à bord de la Cauchoise, que le jour de l'appareillage. Ce jour-là, il avait rencontré sur le port l'homme aux figures de cire qui lui avait proposé de prendre une chaloupe à eux deux pour porter leurs bagages.
Narcisse y consentit, serra le cousin dans ses bras et lui dit, les larmes aux yeux: vous le voyez, cousin, vous le voyez… Un temps magnifique, un petit vent de nord-est, une mer superbe… Comme c'est amusant!.. Embarquez-vous donc après cela… cherchez donc des émotions; des mœurs tranchées! oh si c'était à refaire!..
L'homme aux figures de cire interrompit ses lamentations en faisant observer que la goëlette avait déjà fait deux fois le signal de venir à bord.
Narcisse se précipita dans la chaloupe en maugréant.
– Vous n'avez jamais navigué; Monsieur, lui demanda le gros homme.
– Non; et vous?
– Moi, mon Dieu, non, pas plus que vous, mon bon Monsieur; je m'en vais aux îles pour montrer ces figures là… et tâcher de gagner mon pauvre pain.
– Que représentent vos figures, demanda machinalement Narcisse.
– Cette caisse-là… répondit le gros homme, en montrant une des deux boîtes (elles avaient chacune à peu près six pieds de long sur quatre de large et d'épaisseur). Celle-là représente la passion de notre Seigneur. Mon bon Monsieur, et celle-ci le grand Napoléon; un Albinos aux yeux rouges, et sa sainteté le Pape, mon bon Monsieur.
– Ça m'est bien égal, pourquoi me dites-vous cela, répondit Narcisse, enchanté de faire tomber sa mauvaise humeur sur quelqu'un.
– Je vous dis cela, dit le gros homme avec soumission, parce que vous me le demandez, mon bon Monsieur.
– Laissez-moi tranquille, je ne vous parle pas, entendez-vous, intrigant, hurla Narcisse qui rugissait en voyant les rayons d'un beau soleil de juillet étinceler sur les vagues.
On accosta la goëlette… Le gros homme fit monter ses caisses à bord avec des précautions inouïes, et surveilla lui-même leur emménagement. Du reste, il amusa beaucoup les matelots bas-normands par la maladresse avec laquelle il descendait les échelles des panneaux; et les bonnes gens riaient aux larmes en lui nommant les mâts et les manœuvres dont il écorchait les noms de la façon du monde la plus grotesque.
Le soir, à cinq heures un quart, la Cauchoise donna dans la panne, sortit du goulet, et suivit le Cap à l'ouest-sud-ouest, par un joli frais du nord-est.
Narcisse resta sur le pont jusqu'au coucher du soleil, et au moment où cet admirable spectacle rallumait en lui le flambeau de la poésie, comme il allait savourer cet important tableau, qu'il regardait comme une compensation bien due à ses éternelles déceptions, il fut pris du mal de mer, et deux matelots le descendirent dans sa couchette.
L'homme aux figures de cire resta sur le pont jusqu'au soir et continua d'amuser les quatre marins de quart par son ignorance nautique.
Seulement, au moment de descendre dans le faux pont, passant près du taquet, qui retenait l'écoute de grande voile, il s'aperçut que cette manœuvre n'était pas assez serrée, et regardant bien si personne ne l'observait, il raidit ce cordage, en le tournant en croix autour du taquet avec l'habileté d'un marin consommé; puis il alla voir ses caisses.
CHAPITRE II.
Des choses surprenantes que vit Narcisse Gelin dans l'entrepont de la goëlette
Narcisse Gelin ne dormait pas, Narcisse Gelin invoquait. – Je ne dirai pas Dieu, car Narcisse avait reçu une éducation libérale, et le beau de l'éducation libérale est de ne pas croire en Dieu; – Mais Narcisse invoquait Apollon et les muses. Le bon jeune homme croyait aux muses… Muses, disait-il, envoyez-moi, s'il vous plaît, un événement, une tempête, un naufrage, quoi que ce soit… mais de la poésie, pour Dieu de la poésie! J'ai quitté la boutique paternelle, mon foyer domestique, Paris, mon département, mon pays! la France! ma belle France, et vous comprenez bien, muses, que ce n'est pas pour vivre avec des commerçants, entendre parler commerce et marché, poivre et sucre… que l'on s'abandonne aux caprices des flots, au souffle dévorant de la tempête… Ainsi de la poésie… ô muses!.. quelque chose de tranché, de heurté, de bizarre, de terrible, s'il vous plaît. – Je ne sais si les muses l'entendirent; mais il se passa tout à coup quelque chose de fort singulier dans l'entrepont de la goëlette.
Le Cadre (ou lit) de Narcisse était suspendu à l'arrière de cet entrepont au milieu d'un petit entourage en toile qu'on lui avait galamment installé; mais cette toile ne joignant pas juste au plafond, un espace restait vide et à travers cette lucarne improvisée; Narcisse put jeter un coup d'œil investigateur dans le faux pont.
Cet entrepont était faiblement éclairé par la lueur d'un fanal placé près de l'archipompe, et cette lueur donnait en plein sur les deux caisses de l'élève de Curtius, posées droites et appuyées sur la muraille du navire.
Tout à coup Narcisse aperçut une masse qui lui parut d'abord informe, mais qui se dessina bientôt. Dans cette masse, il reconnut le gros homme, l'homme aux figures de cire. – Le vil industriel vient voir ses caisses, pensa Narcisse. Va! butor à l'âme vénale, pense à ton commerce, penses-y, au lieu de rester sur le pont, puisque tu es assez heureux, assez robuste pour ne pas éprouver le mal de mer, au lieu de te laisser aller au doux far-niente de tes rêveries, à voir trembler dans la mer les étoiles du ciel, à entendre… – Mais Narcisse interrompit tout à coup sa période, ouvrit des yeux énormes, suspendit sa respiration. Il crut rêver. – L'homme aux figures de cire s'était approché de ses caisses, et, après un moment d'incertitude, il avait poussé un ressort. – Le couvercle de la première caisse s'abaissait, et à la lueur incertaine du fanal, Narcisse aperçut dans le fond trois figures: quelles figures! et ce n'était ni un Albinos, ni le grand Napoléon, ni sa sainteté le Pape.
– C'est sans doute la caisse à la Passion pensa Narcisse; mais je ne vois pas le Christ. En effet, il n'y avait pas de Christ non plus.
– Après tout, pensa encore le fils du mercier; il ne les a pas habillés pour la route, de peur d'abîmer leurs costumes.
Mais voici que la scène change.
A un mot que dit le gros homme, les trois figures quittent le fond de la boîte, en sortent, et s'avancent empesées droites et raides.
– Cet homme-là est un sorcier ou un furieux mécanicien, se dit Narcisse en sentant le froid lui gagner les reins.
Mais voici que les trois figures étendent les bras, se détirent, se secouent, et rajustent les haillons dont elles sont couvertes.
– Pour le coup, ceci devient trop poétique: c'est forcé; ce n'est pas nature, pensa Narcisse en retombant glacé sur son oreiller.
Mais il voulut voir, jusqu'à la fin, le dénoûment de cette scène. Son âme de poète se tendit, fit effort, et Narcisse Gelin se redressa et continua de regarder. Quand il se remit à sa lucarne, le gros homme avait sans doute ouvert aussi la boîte à la Passion; car, au lieu de trois, ils étaient six, sans compter l'industriel; six armés jusqu'aux dents; – et la lumière du fanal luisait, étincelait sur les lames de longs poignards, dont ils assuraient la garde dans leurs larges mains.
– Sommes-nous parés? dit le gros homme à voix basse…
– Oui…
– Adieu! – Va! fit le Curtius. – Et