Une page d'amour. Emile Zola
Ah! vous pouvez dire que vous connaissez là un brave médecin! Vous le connaissez peut-être bien depuis longtemps?.. Mon Dieu! que j'ai soif! J'ai le feu dans le sang… Il est marié, n'est-ce pas? Il mérite bien d'avoir une bonne femme et de beaux enfants… Enfin, ça fait plaisir de voir que les braves gens se connaissent.
Hélène s'était levée pour lui donner à boire.
– Eh bien! au revoir, mère Fétu, dit-elle. À demain.
– C'est cela… Que vous êtes bonne!.. Si j'avais seulement un peu de linge! Voyez ma chemise, elle est en deux. Je suis couchée sur un fumier… Ça ne fait rien, le bon Dieu vous rendra tout ça.
Le lendemain, lorsque Hélène arriva, le docteur Deberle était chez la mère Fétu. Assis sur la chaise, il rédigeait une ordonnance, pendant que la vieille femme parlait avec sa volubilité larmoyante.
– Maintenant, monsieur, c'est comme un plomb… Pour sûr, j'ai du plomb dans le côté. Ça pèse cent livres, je ne peux pas me retourner.
Mais quand elle aperçut Hélène, elle ne s'arrêta plus.
– Ah! c'est la bonne dame… Je le disais bien à ce cher monsieur: Elle viendra, le ciel tomberait qu'elle viendrait tout de même… Une vraie sainte, un ange du paradis, et belle, si belle qu'on se mettrait à genoux dans les rues pour la voir passer… Ma bonne dame, ça ne va pas mieux. À cette heure, j'ai un plomb là… Oui, je lui ai raconté tout ce que vous faisiez pour moi. L'empereur ne ferait pas davantage… Ah! il faudrait être bien méchant pour ne pas vous aimer, bien méchant…
Pendant qu'elle lâchait ces phrases en roulant la tête sur le traversin, ses petits yeux à demi clos, le docteur souriait à Hélène, qui restait très-gênée.
– Mère Fétu, murmura-t-elle, je vous apportais un peu de linge…
– Merci, merci, Dieu vous le rendra… C'est comme ce cher monsieur, il fait plus de bien au pauvre monde que tous les gens dont c'est le métier. Vous ne savez pas qu'il m'a soignée pendant quatre mois; et des médicaments, et du bouillon, et du vin. On n'en trouve pas beaucoup des riches comme ça, si honnêtes avec un chacun. Encore un ange du bon Dieu… Oh! la, la, c'est une vraie maison que j'ai dans le ventre…
A son tour, le docteur parut embarrassé. Il se leva, voulut donner sa chaise à Hélène. Mais celle-ci, bien qu'elle fût venue avec le projet de passer là un quart d'heure, refusa en disant:
– Merci, monsieur, je suis très-pressée.
Cependant, la mère Fétu, tout en continuant à rouler la tête, venait d'allonger le bras, et le paquet de linge avait disparu au fond du lit. Puis, elle continua:
– Ah! on peut bien dire que vous faites la paire… Je dis ça, sans vouloir vous offenser, parce que c'est vrai… Qui a vu l'un a vu l'autre. Les braves gens se comprennent… Mon Dieu! donnez-moi la main, que je me retourne!.. Oui, oui, ils se comprennent…
– Au revoir, mère Fétu, dit Hélène, qui laissa la place au docteur. Je ne crois pas que je passerai demain.
Pourtant, elle monta encore le jour suivant. La vieille femme sommeillait. Dès qu'elle s'éveilla et qu'elle la reconnut, tout en noir, sur la chaise, elle cria:
– Il est venu… Vrai, je ne sais pas ce qu'il m'a fait prendre, je suis raide comme un bâton… Ah! nous avons causé de vous. Il m'a demandé toutes sortes de choses, et si vous étiez triste d'ordinaire, et si vous aviez toujours la même figure… C'est un homme si bon!
Elle avait ralenti la voix, elle semblait attendre sur le visage d'Hélène l'effet de ses paroles, de cet air câlin et anxieux des pauvres qui veulent faire plaisir au monde. Sans doute, elle pensa voir, au front de la bonne dame, un pli de mécontentement, car sa grosse figure bouffie, tendue et allumée, s'éteignit tout d'un coup. Elle reprit en bégayant:
– Je dors toujours. Je suis peut-être bien empoisonnée… Il y a une femme, rue de l'Annonciation, qu'un pharmacien a tuée en lui donnant une drogue pour une autre.
Hélène, ce jour-là, s'attarda près d'une demi-heure chez la mère Fétu, l'écoutant parler de la Normandie, où elle était née, et où l'on buvait de si bon lait. Après un silence:
– Est-ce que vous connaissez le docteur depuis longtemps? demanda-t-elle négligemment.
La vieille femme, allongée sur le dos, leva à demi les paupières et les referma.
– Ah! oui, par exemple! répondit-elle à voix presque basse. Son père m'a soignée avant 48, et il l'accompagnait.
– On m'a dit que le père était un saint homme.
– Oui, oui… Un peu braque… Le fils, voyez-vous, vaut encore mieux. Quand il vous touche, on croirait des mains de velours.
Il y eut un nouveau silence.
– Je vous conseille de faire tout ce qu'il vous dira, reprit Hélène. Il est très-savant, il a sauvé ma fille.
– Bien sûr! s'écria la mère Fétu, qui s'animait. On peut avoir confiance, il a ressuscité un petit garçon qu'on allait emporter… Oh! vous ne m'empêcherez pas de le dire, il n'y en a pas deux comme lui. J'ai la main chanceuse, je tombe sur la crème des honnêtes gens… Aussi, je remercie le bon Dieu tous les soirs. Je ne vous oublie ni l'un ni l'autre, allez! Vous êtes ensemble dans mes prières… Que le bon Dieu vous protège et vous accorde tout ce que vous pouvez souhaiter! Qu'il vous comble de ses trésors! Qu'il vous garde une place dans son paradis!
Elle s'était soulevée, et, les mains jointes, elle semblait implorer le ciel avec une ferveur extraordinaire. Hélène la laissa longtemps aller ainsi, et même elle souriait. L'humilité bavarde de la vieille femme finissait par la bercer et l'assoupir d'une façon très-douce. Lorsqu'elle partit, elle lui promit un bonnet et une robe, pour le jour où elle se lèverait.
Toute la semaine, Hélène s'occupa de la mère Fétu. La visite qu'elle lui faisait chaque après-midi, entrait dans ses habitudes. Elle s'était surtout prise d'une singulière amitié pour le passage des Eaux. Cette ruelle escarpée lui plaisait par sa fraîcheur et son silence, par son pavé toujours propre, que lavait, les jours de pluie, un torrent coulant des hauteurs. Quand elle arrivait, elle avait, d'en haut, une étrange sensation, en regardant s'enfoncer la pente raide du passage, le plus souvent désert, connu à peine de quelques habitants des rues voisines. Puis, elle se hasardait, elle entrait par une voûte, sous la maison qui borde la rue Raynouard; et elle descendait à petits pas les sept étages de larges marches, le long desquelles passe le lit d'un ruisseau caillouté, occupant la moitié de l'étroit couloir. Les murs des jardins, à droite et à gauche, se renflaient, mangés d'une lèpre grise; des arbres allongeaient leurs branches, des feuillages pleuvaient, un lierre jetait la draperie de son épais manteau; et toutes ces verdures, qui ne laissaient voir que des coins bleus de ciel, faisaient un jour verdâtre très-doux et très-discret. Au milieu de la descente, elle s'arrêtait pour souffler, s'intéressant au réverbère qui pendait là, écoutant des rires, dans les jardins, derrière des portes qu'elle n'avait jamais vues ouvertes. Parfois, une vieille montait, en s'aidant de la rampe de fer, noire et luisante, scellée à la muraille de droite; une dame s'appuyait sur son ombrelle comme sur une canne; une bande de gamins dégringolaient en tapant leurs souliers. Mais presque toujours elle restait seule, et c'était un grand charme que cet escalier recueilli et ombragé, pareil à un chemin creux dans les forêts. En bas, elle levait les yeux. La vue de cette pente si raide où elle venait de se risquer, lui donnait une légère peur.
Chez la mère Fétu, elle entrait avec la fraîcheur et la paix du passage des Eaux dans ses vêtements. Ce trou de misère et de douleur ne la blessait plus. Elle y agissait comme chez elle, ouvrant la lucarne ronde, pour renouveler l'air, déplaçant la table, lorsqu'elle la gênait. La nudité de ce grenier, les murs blanchis à la chaux, les meubles éclopés, la ramenaient à une simplicité d'existence qu'elle avait parfois rêvée, étant jeune fille. Mais ce qui la charmait surtout, c'était l'émotion attendrie dans laquelle elle vivait là: son rôle de garde-malade, les continuelles lamentations de la vieille femme, tout ce qu'elle voyait et sentait autour