OEuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 09. Guy de Maupassant
pu nous procurer que deux chambres, madame, vous choisirez celle que vous voudrez.
Elle répondit par un éternel: «Che mi fa?» Alors je pris, par terre, sa petite caisse de bois noir, une vraie malle de domestique, et je la portai dans l’appartement de droite que je choisis pour elle... pour nous. Une main française avait écrit sur un carré de papier collé «Mademoiselle Francesca Rondoli. Gênes.»
Je demandai: Vous vous appelez Francesca?»
Elle fit «oui» de la tête, sans répondre.
Je repris: «Nous allons souper tout à l’heure. En attendant, vous avez peut-être envie de faire votre toilette?»
Elle répondit par un «mica», mot aussi fréquent dans sa bouche que le «che mi fa.» J’insistai: «Après un voyage en chemin de fer, il est si agréable de se nettoyer.»
Puis je pensai qu’elle n’avait peut-être pas les objets indispensables à une femme, car elle me paraissait assurément dans une situation singulière, comme au sortir de quelque aventure désagréable, et j’apportai mon nécessaire.
J’atteignis tous les petits instruments de propreté qu’il contenait: une brosse à ongles, une brosse à dents neuve, — car j’en emporte toujours avec moi un assortiment, — mes ciseaux, mes limes, des éponges. Je débouchai un flacon d’eau de Cologne, un flacon d’eau de lavande ambrée, un petit flacon de new mown hay, pour lui laisser le choix. J’ouvris ma boîte à poudre de riz où baignait la houppe légère. Je plaçai une de mes serviettes fines à cheval sur le pot à eau et je posai un savon vierge auprès de la cuvette.
Elle suivait mes mouvements de son œil large et fâché, sans paraître étonnée ni satisfaite de mes soins.
Je lui dis: «Voilà tout ce qu’il vous faut, je vous préviendrai quand le souper sera prêt.»
Et je rentrai dans le salon. Paul avait pris possession de l’autre chambre et s’était enfermé dedans, je restai donc seul à attendre.
Un garçon allait et venait, apportant les assiettes, les verres. Il mit la table lentement, puis posa dessus un poulet froid et m’annonça que j’étais servi.
Je frappai doucement à la porte de Mlle Rondoli. Elle cria: «Entrez.» J’entrai. Une suffocante odeur de parfumerie me saisit, cette odeur violente, épaisse, des boutiques de coiffeurs.
L’Italienne était assise sur sa malle dans une pose de songeuse mécontente ou de bonne renvoyée. J’appréciai d’un coup d’œil ce qu’elle entendait par faire sa toilette. La serviette était restée pliée sur le pot à eau toujours plein. Le savon intact et sec demeurait auprès de la cuvette vide; mais on eût dit que la jeune femme avait bu la moitié des flacons d’essence. L’eau de Cologne cependant avait été ménagée; il ne manquait environ qu’un tiers de la bouteille; elle avait fait, par compensation, une surprenante consommation d’eau de lavande ambrée et de new mown hay. Un nuage de poudre de riz, un vague brouillard blanc semblait encore flotter dans l’air, tant elle s’en était barbouillé le visage et le cou. Elle en portait une sorte de neige dans les cils, dans les sourcils et sur les tempes, tandis que ses joues en étaient plâtrées et qu’on en voyait des couches profondes dans tous les creux de son visage, sur les ailes du nez, dans la fossette du menton, aux coins des yeux.
Quand elle se leva, elle répandit une odeur si violente que j’eus une sensation de migraine.
Et on se mit à table pour souper. Paul était devenu d’une humeur exécrable. Je n’en pouvais tirer que des paroles de blâme, des appréciations irritées ou des compliments désagréables.
Mlle Francesca mangeait comme un gouffre. Dès qu’elle eut achevé son repas, elle s’assoupit sur le canapé. Cependant, je voyais venir avec inquiétude l’heure décisive de la répartition des logements. Je me résolus à brusquer les choses, et m’asseyant auprès de l’Italienne, je lui baisai la main avec galanterie.
Elle entr’ouvrit ses yeux fatigués, me jeta entre ses paupières soulevées un regard endormi et toujours mécontent.
Je lui dis: «Puisque nous n’avons que deux chambres, voulez-vous me permettre d’aller avec vous dans la vôtre?»
Elle répondit: «Faites comme vous voudrez. Ça m’est égal. Che mi fa?»
Cette indifférence me blessa: «Alors, ça ne vous est pas désagréable que j’aille avec vous?
— Ça m’est égal, faites comme vous voudrez.
— Voulez-vous vous coucher tout de suite?
— Oui, je veux bien; j’ai sommeil.»
Elle se leva, bâilla, tendit la main à Paul qui la prit d’un air furieux, et je l’éclairai dans notre appartement.
Mais une inquiétude me hantait: «Voici, lui dis-je de nouveau, tout ce qu’il vous faut.»
Et j’eus soin de verser moi-même la moitié du pot à eau dans la cuvette et de placer la serviette près du savon.
Puis je retournai vers Paul. Il déclara dès que je fus rentré: «Tu as amené là un joli chameau!» Je répliquai en riant: «Mon cher, ne dis pas de mal des raisins trop verts.»
Il reprit, avec une méchanceté sournoise: «Tu verras s’il t’en cuira, mon bon.»
Je tressaillis, et cette peur harcelante qui nous poursuit après les amours suspectes, cette peur qui nous gâte les rencontres charmantes, les caresses imprévues, tous les baisers cueillis à l’aventure, me saisit. Je fis le brave cependant: «Allons donc, cette fille-là n’est pas une rouleuse.»
Mais il me tenait, le gredin! Il avait vu sur mon visage passer l’ombre de mon inquiétude:
— Avec ça que tu la connais? Je te trouve surprenant! Tu cueilles dans un wagon une Italienne qui voyage seule; elle t’offre avec un cynisme vraiment singulier d’aller coucher avec toi dans le premier hôtel venu. Tu l’emmènes. Et tu prétends que ce n’est pas une fille! Et tu te persuades que tu ne cours pas plus de danger ce soir que si tu allais passer la nuit dans le lit d’une... d’une femme atteinte de petite vérole.
Et il riait de son rire mauvais et vexé. Je m’assis, torturé d’angoisse. Qu’allais-je faire? Car il avait raison. Et un combat terrible se livrait en moi entre la crainte et le désir.
Il reprit: «Fais ce que tu voudras, je t’aurai prévenu; tu ne te plaindras point des suites.»
Mais je vis dans son œil une gaieté si ironique, un tel plaisir de vengeance; il se moquait si gaillardement de moi que je n’hésitai plus. Je lui tendis la main. «Bonsoir, lui dis-je.
A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
Et ma foi, mon cher, la victoire vaut le danger.»
Et j’entrai d’un pas ferme dans la chambre de Francesca.
Je demeurai sur la porte, surpris, émerveillé. Elle dormait déjà, toute nue, sur le lit. Le sommeil l’avait surprise comme elle venait de se dévêtir; et elle reposait dans la pose charmante de la grande femme du Titien.
Elle semblait s’être couchée par lassitude, pour ôter ses bas, car ils étaient restés sur le drap; puis elle avait pensé à quelque chose, sans doute à quelque chose d’agréable, car elle avait attendu un peu avant de se relever, pour laisser s’achever sa rêverie, puis, fermant doucement les yeux, elle avait perdu connaissance. Une chemise de nuit, brodée au col, achetée toute faite dans un magasin de confection, luxe de débutante, gisait sur une chaise.
Elle était charmante, jeune, ferme et fraîche.
Quoi de plus joli qu’une femme endormie? Ce corps, dont tous les contours sont doux, dont toutes les