OEuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 09. Guy de Maupassant
moi, avec nous, qui paraissions lui donner si peu d’agrément? Qui était-elle? D’où venait-elle? Que faisait-elle? Avait-elle un projet, une idée? Ou bien vivait-elle, à l’aventure, de rencontres et de hasards? Je cherchais en vain à la comprendre, à la pénétrer, à l’expliquer. Plus je la connaissais, plus elle m’étonnait, m’apparaissait comme une énigme. Certes, elle n’était point une drôlesse, faisant profession de l’amour. Elle me paraissait plutôt quelque fille de pauvres gens, séduite, emmenée, puis lâchée et perdue maintenant. Mais que comptait-elle devenir? Qu’attendait-elle? Car elle ne semblait nullement s’efforcer de me conquérir ou de tirer de moi quelque profit bien réel.
J’essayai de l’interroger, de lui parler de son enfance, de sa famille. Elle ne me répondit pas. Et je demeurais avec elle, le cœur libre et la chair tenaillée, nullement las de la tenir en mes bras, cette femelle hargneuse et superbe, accouplé comme une bête, pris par les sens ou plutôt séduit, vaincu par une sorte de charme sensuel, un charme jeune, sain, puissant, qui se dégageait d’elle, de sa peau savoureuse, des lignes robustes de son corps.
Huit jours encore s’écoulèrent. Le terme de mon voyage approchait, car je devais être rentré à Paris le 11 juillet. Paul, maintenant, prenait à peu près son parti de l’aventure, tout en m’injuriant toujours. Quant à moi, j’inventais des plaisirs, des distractions, des promenades pour amuser ma maîtresse et mon ami; je me donnais un mal infini.
Un jour, je leur proposai une excursion à Santa Margarita. La petite ville charmante, au milieu de jardins, se cache au pied d’une côte qui s’avance au loin dans la mer jusqu’au village de Portofino. Nous suivions tous trois l’admirable route qui court le long de la montagne. Francesca soudain me dit: «Demain, je ne pourrai pas me promener avec vous. J’irai voir des parents.»
Puis elle se tut. Je ne l’interrogeai pas, sûr qu’elle ne me répondrait point.
Elle se leva en effet, le lendemain, de très bonne heure. Puis, comme je restais couché, elle s’assit sur le pied de mon lit et prononça, d’un air gêné, contrarié, hésitant: «Si je ne suis pas revenue ce soir, est-ce que vous viendrez me chercher?»
Je répondis: «Mais oui, certainement. Où faut-il aller?»
Elle m’expliqua: «Vous irez dans la rue Victor-Emmanuel, puis vous prendrez le passage Falcone et la traverse Saint-Raphaël, vous entrerez dans la maison du marchand de mobilier, dans la cour, tout au fond, dans le bâtiment qui est à droite, et vous demanderez Mme Rondoli. C’est là.»
Et elle partit. Je demeurai fort surpris.
En me voyant seul, Paul, stupéfait, balbutia: «Où donc est Francesca?» Et je lui racontai ce qui venait de se passer.
Il s’écria: «Eh bien, mon cher, profite de l’occasion et filons. Aussi bien voilà notre temps fini. Deux jours de plus ou de moins ne changent rien. En route, en route, fais ta malle. En route!»
Je refusai: «Mais non mon cher, je ne puis vraiment lâcher cette fille d’une pareille façon, après être resté près de trois semaines avec elle. Il faut que je lui dise adieu, que je lui fasse accepter quelque chose; non, je me conduirais là comme un saligaud.»
Mais il ne voulait rien entendre, il me pressait, me harcelait. Cependant je ne cédai pas.
Je ne sortis point de la journée, attendant le retour de Francesca. Elle ne revint point.
Le soir, au dîner, Paul triomphait: «C’est elle qui t’a lâché, mon cher. Ça, c’est drôle, c’est bien drôle.»
J’étais étonné, je l’avoue et un peu vexé. Il me riait au nez, me raillait: «Le moyen n’est pas mauvais, d’ailleurs, bien que primitif. — Attendez-moi, je reviens. — Est-ce que tu vas l’attendre longtemps? Qui sait? Tu auras peut-être la naïveté d’aller la chercher à l’adresse indiquée: — Madame Rondoli, s’il vous plaît? — Ce n’est pas ici, monsieur. — Je parie que tu as envie d’y aller?»
Je protestai: «Mais non, mon cher, et je t’assure que si elle n’est pas revenue demain matin, je pars à huit heures par l’express. Je serai resté vingt-quatre heures. C’est assez: ma conscience sera tranquille.»
Je passai toute la soirée dans l’inquiétude, un peu triste, un peu nerveux. J’avais vraiment au cœur quelque chose pour elle. A minuit je me couchai. Je dormis à peine.
J’étais debout à six heures. Je réveillai Paul, je fis ma malle, et nous prenions ensemble, deux heures plus tard, le train pour la France.
III
Or, il arriva que l’année suivante, juste à la même époque, je fus saisi, comme on l’est par une fièvre périodique, d’un nouveau désir de voir l’Italie. Je me décidai tout de suite à entreprendre ce voyage, car la visite de Florence, Venise et Rome fait partie assurément de l’éducation d’un homme bien élevé. Cela donne d’ailleurs dans le monde une multitude de sujets de conversation et permet de débiter des banalités artistiques qui semblent toujours profondes.
Je partis seul cette fois, et j’arrivai à Gênes à la même heure que l’année précédente, mais sans aucune aventure de voyage. J’allai coucher au même hôtel, et j’eus par hasard la même chambre!
Mais à peine entré dans ce lit, voilà que le souvenir de Francesca, qui, depuis la veille d’ailleurs flottait vaguement dans ma pensée, me hanta avec une persistance étrange.
Connaissez-vous cette obsession d’une femme, longtemps après, quand on retourne aux lieux où on l’a aimée et possédée?
C’est là une des sensations les plus violentes et les plus pénibles que je connaisse. Il semble qu’on va la voir entrer, sourire, ouvrir les bras. Son image, fuyante et précise, est devant vous, passe, revient et disparaît. Elle vous torture comme un cauchemar, vous tient, vous emplit le cœur, vous émeut les sens par sa présence irréelle. L’œil l’aperçoit; l’odeur de son parfum vous poursuit; on a sur les lèvres le goût de ses baisers, et la caresse de sa chair sur la peau. On est seul cependant, on le sait, on souffre du trouble singulier de ce fantôme évoqué. Et une tristesse lourde, navrante vous enveloppe. Il semble qu’on vient d’être abandonné pour toujours. Tous les objets prennent une signification désolante, jettent à l’âme, au cœur, une impression horrible d’isolement, de délaissement. Oh! ne revoyez jamais la ville, la maison, la chambre, le bois, le jardin, le banc où vous avez tenu dans vos bras une femme aimée!
Enfin, pendant toute la nuit, je fus poursuivi par le souvenir de Francesca; et, peu à peu, le désir de la revoir entrait en moi, un désir confus d’abord, puis plus vif, puis plus aigu, brûlant. Et je me décidai à passer à Gênes la journée du lendemain, pour tâcher de la retrouver. Si je n’y parvenais point, je prendrais le train du soir.
Donc, le matin venu, je me mis à sa recherche. Je me rappelais parfaitement le renseignement qu’elle m’avait donné en me quittant: — Rue Victor-Emmanuel, — passage Falcone, — traverse Saint-Raphaël, — maison du marchand de mobilier, au fond de la cour, le bâtiment à droite.
Je trouvai tout cela non sans peine, et je frappai à la porte d’une sorte de pavillon délabré. Une grosse femme vint ouvrir, qui avait dû être fort belle, et qui n’était plus que fort sale. Trop grasse, elle gardait cependant une majesté de lignes remarquables. Ses cheveux dépeignés tombaient par mèches sur son front et sur ses épaules, et on voyait flotter, dans une vaste robe de chambre criblée de taches, tout son gros corps ballottant. Elle avait au cou un énorme collier doré, et, aux deux poignets, de superbes bracelets en filigrane de Gênes.
Elle demanda d’un air hostile: «Qu’est-ce que vous désirez?»
Je répondis: «N’est-ce pas ici que demeure Mlle Francesca Rondoli?
— Qu’est-ce