Les mystères du peuple, Tome III. Эжен Сю

Les mystères du peuple, Tome III - Эжен Сю


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échangeaient des regards triomphants, en se montrant le jeune maître de Nazareth, pâle, sanglant et dont les forces semblaient être à bout. Ces pharisiens impitoyables ne purent résister au cruel plaisir d'outrager encore la victime, le banquier Jonas lui dit:

      –Tu vois, audacieux insolent, à quoi mènent les injures contre les riches; tu ne les railles plus à cette heure? tu ne les compares plus à des chameaux incapables de passer par le trou d'une aiguille! C'est grand dommage que l'envie de plaisanter te soit passée!

      –Es-tu satisfait, à cette heure, – ajouta le docteur Baruch, – d'avoir traité les docteurs de la loi de fourbes et d'hypocrites, aimant à avoir la première place aux festins?.. Ils ne te disputeront pas du moins ta place sur la croix.

      –Et les prêtres! – ajouta le seigneur Caïphe, – c'étaient aussi des fourbes qui dévoraient les maisons des veuves, sous prétexte de longues prières… des hommes endurcis, moins pitoyables que les païens samaritains… des stupides à l'esprit assez étroit pour observer pieusement le sabbat… des orgueilleux qui faisaient devant eux sonner les trompettes pour annoncer leurs aumônes!.. Tu te croyais bien fort, tu faisais l'audacieux… à la tête de ta bande de gueux, de scélérats et de prostituées que tu recrutais dans les tavernes, où tu passais tes jours et tes nuits! Où sont-ils à cette heure tes partisans? Appelle-les donc! qu'ils viennent te délivrer!

      La foule n'avait pas la haine aussi patiente que les pharisiens, qui se plaisaient à torturer lentement leur victime; aussi l'on entendit bientôt crier avec fureur:

      –À mort… le Nazaréen! à mort!

      –Hâtons-nous!.. Est-ce qu'on voudrait lui faire grâce en retardant ainsi son supplice?

      –Il n'expirera pas tout de suite… on aura encore le temps de lui parler lorsqu'il sera cloué sur la croix.

      –Oui, hâtons-nous!.. sa bande de scélérats, un moment effrayée, pourrait tenter de venir l'enlever…

      –À quoi bon d'ailleurs lui adresser la parole? on voit bien qu'il ne veut pas répondre.

      –À mort! à mort!

      –Et il faut qu'il porte lui-même sa croix jusqu'au lieu du supplice…

      La proposition de cette nouvelle barbarie fut accueillie par les applaudissements de tous. On fit sortir Jésus de la cour du prétoire, et l'on plaça la croix sur l'une de ses épaules saignantes… La douleur fut si aiguë, le poids de la croix si lourd, que le malheureux fléchit d'abord les genoux et faillit tomber à terre; mais trouvant de nouvelles forces dans son courage et sa résignation, il parut se raidir contre la souffrance, et, courbé sous le fardeau, il commença de cheminer péniblement. La foule et l'escorte de soldats romains criaient en le suivant:

      –Place! place au triomphe du roi des Juifs!..

      Le triste cortége se mit en marche pour le lieu du supplice, situé en dehors de la porte Judiciaire, quitta le riche quartier du Temple, et poursuivit sa route à travers une partie de la ville beaucoup moins riche et très-populeuse; aussi, à mesure que l'escorte pénétrait dans le quartier des pauvres gens, Jésus recevait du moins quelques marques d'intérêt de leur part.

      Geneviève vit grand nombre de femmes, debout au seuil de leur porte, gémir sur le sort du jeune maître de Nazareth; elles se ressouvenaient qu'il était l'ami des pauvres mères et des enfants; aussi, beaucoup de ces innocents envoyèrent en pleurant des baisers à ce bon Jésus, dont ils savaient par coeur les simples et touchantes paraboles.

      Mais, hélas! presque à chaque pas, vaincu par la douleur, écrasé sous le poids qu'il portait, le fils de Marie s'arrêtait en trébuchant… enfin, les forces lui manquant tout à fait, il tomba sur les genoux, puis sur les mains, et son front heurta la terre.

      Geneviève le crut mort ou expirant; elle ne put retenir un cri de douleur et d'effroi; mais il n'était pas mort… Son martyre et son agonie devaient se prolonger encore; les soldats romains qui le suivaient, ainsi que les pharisiens, lui crièrent:

      –Debout! debout, fainéant! tu feins de tomber pour ne pas porter ta croix jusqu'au bout!..

      –Toi qui reprochais aux princes des prêtres de lier sur le dos de l'homme des fardeaux insupportables auxquels ils ne touchaient pas du bout du doigt, – dit le docteur Baruch, – voici que tu fais comme eux en refusant de porter ta croix!

      Jésus, toujours agenouillé, et le front penché vers la terre, s'aida de ses deux mains pour tâcher de se relever, ce qu'il fit à grand'peine; puis, encore tout chancelant, il attendit qu'on lui eût placé la croix sur les épaules; mais à peine fut-il de nouveau chargé de ce fardeau, que, malgré son courage et sa bonne volonté, il ploya et tomba une seconde fois comme écrasé sous ce poids.

      –Allons, – dit brutalement l'officier romain, – il est fourbu!

      –Seigneur Baruch, – s'écria un des émissaires, qui n'avait, non plus que les pharisiens, quitté la victime, – voyez-vous cet homme en manteau brun, qui passe si vite en détournant la tête comme s'il ne voulait pas être reconnu? je l'ai souvent vu aux prêches du Nazaréen… si on le forçait de porter la croix?

      –Oui, – dit Baruch-appelez-le…

      -Eh! Simon! – cria l'émissaire, – eh! Simon, le Cyrénéen! vous qui preniez votre part des prédications du Nazaréen, venez donc à cette heure prendre part du fardeau qu'il porte 40

      À peine cet homme eut-il appelé Simon, que beaucoup de gens parmi la foule crièrent comme lui:

      –Eh! Simon… Simon!..

      Celui-ci, au premier appel de l'émissaire, avait hâté sa marche, comme s'il n'eût rien entendu; mais lorsqu'un grand nombre de voix crièrent son nom, il revint sur ses pas, se dirigea vers l'endroit où se tenait Jésus, et s'approcha d'un air troublé.

      –On va crucifier Jésus de Nazareth, de qui tu aimais tant à écouter la parole, – lui dit le banquier Jonas en raillant; – c'est ton ami, ne l'aideras-tu pas à porter sa croix?

      –Je la porterai seul, – répondit le Cyrénéen, ayant le courage de jeter un coup d'oeil de pitié sur le jeune maître, qui toujours agenouillé, semblait prêt à défaillir.

      Simon, s'étant chargé de la croix, marcha devant Jésus, et le cortège poursuivit sa route.

      À cent pas plus loin, au commencement de la rue qui conduit à la porte Judiciaire, en passant devant une boutique de marchand d'étoffes de laine, Geneviève vit sortir de cette boutique une femme, d'une figure vénérable… Cette femme, à la vue de Jésus, pâle, affaibli, sanglant, ne put retenir ses larmes; seulement alors, l'esclave, qui jusqu'alors avait oublié qu'elle pouvait être recherchée par les ordres du seigneur Grémion, son maître, se souvint de l'adresse que sa maîtresse Aurélie lui avait donnée de la part de Jeane, lui disant que Véronique, sa nourrice, tenant une boutique près la porte Judiciaire, pourrait lui donner un asile.

      Mais Geneviève en ce moment ne songea pas à profiter de cette chance de salut. Une force invincible l'attachait aux pas du jeune maître de Nazareth, qu'elle voulait suivre jusqu'à la fin. Elle vit alors Véronique s'approcher en pleurant de Jésus, dont le front était baigné d'une sueur ensanglantée, et essuyer d'une toile de lin le visage du pauvre martyr, qui remercia Véronique par un sourire d'une bonté céleste.

      À plusieurs pas de là, et toujours dans la rue qui conduisait à la porte Judiciaire, Jésus passa devant plusieurs femmes qui pleuraient; il s'arrêta un moment, et dit à ces femmes, avec un accent de tristesse profonde:

      «-Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi! mais pleurez sur vous-mêmes, pleurez sur vos enfants; car il viendra un temps où l'on dira: Heureuses les stériles! Heureuses les entrailles qui n'ont pas porté d'enfants! Heureuses les mamelles qui n'ont point allaité 41

      Puis Jésus, quoique brisé par la souffrance, se redressant d'un air inspiré, les traits empreints d'une douleur navrante, comme s'il avait conscience des effroyables


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<p>40</p>

Évangile selon saint Matthieu, ch. XXVII, v. 32.

<p>41</p>

Évangile selon saint Luc, ch. XXIII, v. 27, 30.