Les mystères du peuple, Tome III. Эжен Сю
voici, l'esclave fugitive! Oh! j'étais certain de la retrouver sur les traces de ce maudit Nazaréen, dont on vient enfin de faire bonne justice. Saisissez-la! liez-lui les mains derrière le dos; oh! cette fois, ma vengeance sera terrible.
Geneviève se retourna et vit son maître, le seigneur Grémion.
–Maintenant, – dit Geneviève, – je peux mourir… puisqu'il est mort, celui-là qui avait promis aux esclaves de briser leurs fers.......
Geneviève, quoiqu'elle ait eu à endurer les plus cruels traitements de la part de son maître, Geneviève n'est pas morte, puisqu'elle a écrit ce récit pour son mari Fergan.
Après avoir ainsi raconté ce qu'elle a su et ce qu'elle a vu de la vie et de la mort du jeune maître de Nazareth, elle croirait téméraire d'oser parler de ce qui lui est arrivé à elle-même, depuis le triste jour où elle a vu expirer sur la croix l'ami des pauvres et des affligés; Geneviève dira seulement que, prenant exemple sur la résignation de Jésus, elle endura patiemment les cruautés du seigneur Grémion, par attachement pour sa maîtresse Aurélie, souffrant tout afin de ne pas la quitter; aussi, elle est restée l'esclave de la femme de Grémion, pendant les deux ans qu'elle a demeuré en Judée.
Grâce à l'ingratitude humaine, six mois après la mort du pauvre jeune homme de Nazareth, son souvenir était effacé de la mémoire des hommes 45. Quelques-uns de ses disciples seulement conservèrent pieusement sa souvenance; aussi, bien souvent Geneviève se disait en soupirant:
–Pauvre jeune maître, de Nazareth! lorsqu'il annonçait qu'un jour les fers des esclaves seraient brisés, il écoutait le voeu de son âme angélique; mais l'avenir devait démentir cette généreuse espérance.
En effet, lorsque, après deux années passées en Judée avec sa maîtresse Aurélie, Geneviève revint dans les Gaules, elle y retrouva l'esclavage, aussi affreux, plus affreux peut-être que par le passé.
Geneviève a joint à ce récit, qu'elle a écrit pour son mari Fergan, une petite croix d'argent qui lui a été donnée par Jeane, femme du seigneur Chusa, peu de temps après la mort du jeune homme de Nazareth. Quelques personnes (et Jeane était de ce nombre) qui conservaient un pieux respect pour le souvenir de l'ami des affligés, firent fabriquer de ces petites croix en commémoration de l'instrument du supplice de Jésus, et les portèrent ou les distribuèrent, après être allées les déposer au sommet du Calvaire; sur la terre où avait coulé le sang de ce juste.
Geneviève ne sait si elle doit être mère un jour; si elle a ce bonheur (est-ce un bonheur pour l'esclave de mettre au jour d'autres esclaves?), elle aura ajouté cette petite croix d'argent aux reliques de famille que doit se transmettre de génération en génération la descendance de Joel, le brenn de la tribu de Karnak.
Puisse cette petite croix être le symbole du futur affranchissement de cette vieille et héroïque race gauloise!.. Puissent se réaliser un jour pour les enfants de nos enfants ces paroles de Jésus: -Les fers des esclaves seront brisés!
Moi, Fergan, époux de Geneviève, j'ajoute ce peu de mots à ce récit:
Quarante ans se sont passés depuis que ma bien-aimée femme, toujours regrettée, a raconté dans cet écrit ce qu'elle avait vu pendant son séjour en Judée.
L'espoir que Geneviève avait conçu, d'après ces paroles de Jésus: -Les fers des esclaves seront brisés,-ne s'est pas réalisé… ne se réalisera sans doute jamais; car depuis quarante ans l'esclavage subsiste toujours… Depuis quarante ans je tourne incessamment ma navette pour mes maîtres, de même que mon fils Judicaël tourne la sienne, puisqu'il est, comme son père, esclave tisserand.
Pauvre enfant de ma vieillesse (car il y a douze ans que Geneviève est morte en te mettant au monde), tu es peut-être encore plus chétif et plus craintif que moi… Hélas! ainsi que l'avait prévu mon aïeul Sylvest, notre race a de plus en plus dégénéré. Je n'aurai donc pas à te faire, comme nos ancêtres de race libre ou esclave, mais toujours vaillante, d'héroïques ou tragiques récits sur ma vie… Ma vie, tu la connais, mon fils, et dussé-je vivre cent ans, elle serait ce qu'elle a été jusqu'ici, et du plus loin qu'il m'en souvienne:
«Chaque matin me lever à l'aube pour tisser la toile, et me coucher le soir; interrompre les longues heures de mon travail monotone pour manger une maigre pitance; être parfois battu, par suite du caprice ou de la colère du maître.»
Telle a été ma condition depuis que je me connais, mon pauvre enfant! telle sera sans doute la tienne…
Hélas! Gaulois dégénérés, ni toi, ni moi, nous n'aurons rien à ajouter à la tradition de nos aïeux.
J'écris et je signe ceci quarante ans après que ma femme Geneviève a vu mettre à mort ce jeune homme de Nazareth.
À toi, mon fils Judicaël, moi Fergan, fils de Péaron, je lègue, pour que tu les conserves et les transmettes à ta descendance, ces récits de notre famille et ces reliques: -la faucille d'or de notre aïeule Hêna, – la clochette d'airain de mon aïeul Guilhern, – le collier de fer de notre aïeul Sylvest, – et la petite croix d'argent que m'a laissée Geneviève.
Moi, Gomer, fils de Judicaël, j'avais dix-sept ans lorsque mon père est mort… il y a de cela (aujourd'hui où j'écris ceci) cinquante ans.
Ainsi que mon père l'avait prévu, ma vie d'esclavage a été, comme la sienne, monotone et morne, ainsi que celle d'une bête de somme ou de labour.
Je rougis de honte en songeant que ni moi, ni toi sans doute, mon fils Médérik, nous n'aurons rien à ajouter aux récits de nos aïeux; car, hélas! ils ne sont pas encore venus, et ils ne viendront peut-être jamais, ces temps dont parlait notre aïeule Geneviève, sur la foi de celui qu'elle appelle dans ses récits le jeune maître de Nazareth, et qui prophétisait qu'un jour les fers des esclaves seraient brisés.
À toi donc, mon fils Médérik, moi, Gomer, fils de Judicaël, je lègue, pour que tu les conserves et les transmettes à notre descendance, ces reliques et ces récits de notre famille.
L'histoire de notre famille de prolétaires entre dans une nouvelle période; à force de luttes contre les Romains, la Gaule a reconquis presque toutes ses libertés; le colonat a remplacé l'antique esclavage. Plusieurs descendants de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, ont pris part à ces combats héroïques livrés au nom de l'indépendance de la Gaule; elle respire enfin dans la plénitude de sa force et de son droit.
Mais un nouvel ennemi commence à poindre à l'horizon; cet ennemi, c'est l'homme du Nord, c'est le Frank, c'est le cosaque de ce temps-là. Attiré de ses froides et sombres forêts septentrionales vers la Gaule au doux ciel, à la terre fertile, par quel prodige de malheur le Frank, ce barbare, ce cosaque, doit-il dans l'avenir nous dépouiller de notre sol, de notre liberté, nous Gaulois, et nous imposer son impitoyable conquête durant treize siècles? Par quel prodige de malheur la Gaule, après avoir, grâce à des insurrections sans nombre, secoué le joug des Romains, le plus redoutable peuple de l'univers, va-t-elle se courber de nouveau sous le joug d'oppresseurs, aussi sauvages, aussi peu nombreux que les Romains étaient puissants et civilisés? Permettez-moi de vous rappeler ces lignes déjà citées, écrites par M. Guizot en 1829:
«La révolution de 89 a été une guerre, la vraie guerre, telle que le monde la connaît, entre peuples étrangers. Depuis plus de treize cents ans, la France contenait deux peuples: un peuple VAINQUEUR et un peuple VAINCU. Depuis plus de treize cents ans le peuple vaincu luttait pour secouer le joug du peuple vainqueur. Notre histoire est l'histoire de cette lutte. De nos jours une bataille décisive a été livrée; elle s'appelle la révolution. Francs et Gaulois SEIGNEURS et paysans, NOBLES et roturiers, tous, bien longtemps avant cette révolution, s'appelaient également Français, avaient également la France pour patrie. Treize siècles se sont employés parmi nous à fondre dans une même nation la race conquérante et la race conquise, les vainqueurs et les vaincus; mais la division primitive a traversé le
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L'arrêt qui avait frappé le maître porta d'abord un grand découragement chez la plupart de ses disciples; les troupes nombreuses, et en apparence si dévouées, qu'on avait vues de tous côtés accourir à sa voix, s'étaient dispersées; elles avaient cru à la formation extérieure et soudaine du royaume de Dieu, d'un nouvel état de société qui, selon la parole du Fils de Marie, aurait porté