Les mystères du peuple, Tome III. Эжен Сю
Le jour de la vider était enfin venu.» (Guizot, Du Gouvernement de la France depuis la restauration, et du ministère actuel, 1829.)
Oui, en vertu de quelle mystérieuse fatalité nous Gaulois, après avoir si vaillamment reconquis noire liberté sur les Romains, avons-nous été vaincus, conquis, dépouillés, asservis par celle royauté, par cette aristocratie de race franque? Oui, en vertu de quelle mystérieuse fatalité notre peuple gaulois, continuant de se montrer le plus brave des peuples, a-t-il été obligé de lutter opiniâtrement jusqu'à notre immortelle révolution de 89 et 92? de lutter pendant treize siècles enfin contre ses nouveaux conquérants, au lieu de se débarrasser d'eux en moins de trois cents ans, ainsi qu'ils s'étaient débarrassés de la domination romaine?
Le secret de cette mystérieuse fatalité qui nous a livrés à nos oppresseurs, vous le verrez se dévoiler durant le cours de ces récits… ce secret vous le trouverez À ROME, cet antique foyer de la tyrannie païenne et universelle, le foyer de la tyrannie inquisitoriale et jésuitique, non moins universelle 46.
Voilà pourquoi j'ai voulu montrer au vrai la divine morale de Jésus dans sa première et sublime simplicité; de sorte qu'en comparant plus tard la doctrine chrétienne, cette doctrine d'égalité, de fraternité de renoncement, de charitable et surtout d'ineffable tolérance, en comparant, dis-je, cette doctrine à la vie publique, politique et historique d'un grand nombre de papes et de membres du haut clergé catholique, de princes des prêtres, comme disait le jeune maître de Nazareth, vous reconnaîtrez qu'à chaque siècle ils s'éloignaient de plus en plus de la céleste morale de l'Évangile. Oui, ceux-là, les successeurs du Christ, qui tant de fois avait proclamé-que les fers des esclaves devaient être brisés, -que l'esclave était l'égal de son maître, – ceux-là, ces renégats, infâmes complices des Franks conquérants, possédèrent aussi tour à tour des esclaves, des serfs et des vassaux jusques en 1789; il y a soixante ans de cela… pas davantage.
C'est donc à Rome, je vous le répète, que nous trouverons le secret de cette mystérieuse fatalité qui a fait pendant treize siècles peser sur la Gaule asservie, plongée dans une ignorance et une superstition odieusement calculées, le joug affreux de la conquête franque, sacrée, à Reims, il y a treize siècles, par l'horrible complicité des évêques romains, conquête sacrée par eux comme une possession de droit divin, d'où devait ressortir le prétendu droit divin de ces rois barbares étrangers à la Gaule, droit souverain et absolu, encore invoqué de nos jours au nom du principe de la légitimité.
Voici encore pourquoi j'essaye dans le récit suivant de vous retracer les moeurs des Franks, ces cosaques du temps passé, environ cent cinquante ans avant leur conquête des Gaules; la connaissance de ces moeurs, plus épouvantables peut-être dans leur férocité sauvage que les moeurs romaines dans leur férocité civilisée, vous fera comprendre ce débordement de pillage, de massacres, de meurtres, d'incestes, de fratricides, de parricides, qui ont dans la suite des siècles ensanglanté, déshonoré l'histoire de ces rois de race franque, devenus (ne l'oublions jamais), devenus NOS ROIS DE DROIT DIVIN par l'infernale complicité DE ROME; oui, car sans la connaissance de ces moeurs primitives de nos vainqueurs, de nos seigneurs et maîtres, vous admettriez avec peine la réalité des faits affreux qui doivent plus tard se produire devant vous.
Enfin, dans le récit suivant, vous verrez pour la première fois apparaître un Neroweg (plus tard sire, seigneur, baron, comte de Plouernel), personnage qui pose et résume par lui d'abord, et ensuite par sa descendance, l'antagonisme de la race franque et de la race gauloise, antagonisme qui, commençant ainsi au troisième siècle, se poursuit à travers les âges entre la famille du conquis et la famille conquérante, jusqu'à la rencontre de M. le comte Neroweg de Plouernel et de M. Lebreau, marchand de toile de la rue Saint-Denis, à Paris.
Eugène SUE.
Paris, 1er juin 1850.
L'ALOUETTE DU CASQUE,
OU
VICTORIA, LA MÈRE DES CAMPS
CHAPITRE PREMIER
Justin, Aurel, Ralf, descendants du brenn de la tribu de Karnak. -Scanvoch, libre soldat. -Vindex, Civilis, Marik, héros de la Gaule redevenue libre. -Velléda.-Victoria, la mère des camps, soeur de lait de Scanvoch. – Scanvoch va porter un message au camp des Franks. – La légende d'Hêna, la vierge de l'île de Sên. – Les Écorcheurs. – Ce que font les Franks des prisonniers gaulois. – La chaudière infernale. -Victoria. – Tetrik. – La taverne de l'île du Rhin. – Les Bohémiennes hongroises. – Scanvoch aborde au camp des Franks.
Moi, descendant de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, moi, Scanvoch, redevenu libre par le courage de mon père Ralf et les vaillantes insurrections gauloises, arrivées de siècle en siècle, j'écris ceci deux cent soixante-quatre ans après que mon aïeule Geneviève, femme de Fergan, a vu mourir en Judée, sur le Calvaire, Jésus de Nazareth.
J'écris ceci cent trente-quatre ans après que Gomer, fils de Judicaël et petit-fils de Fergan, esclave comme son père et son grand-père, écrivait à son fils Médérik qu'il n'avait à ajouter que le monotone récit de sa vie d'esclave à l'histoire de notre famille.
Médérik, mon aïeul, n'a rien ajouté non plus à notre légende; son fils Justin y avait fait seulement tracer ces mots par une main étrangère:
«Mon père Médérik est mort esclave, combattant, comme Enfant du Gui, pour la liberté de la Gaule; il m'a dit avoir été poussé à la révolte contre l'oppression étrangère par les récits de la vaillance de nos aïeux libres et par la peinture des souffrances de nos pères esclaves. Moi, son fils Justin, colon du fisc, mais non plus esclave, j'ai fait consigner ceci sur les parchemins de notre famille; je les transmettrai fidèlement à mon fils Aurel, ainsi que la faucille d'or, la clochette d'airain, le morceau de collier de fer, et la petite croix d'argent, que j'ai pu conserver.»
Aurel, fils de Justin, colon comme son père, n'a pas été plus lettré que lui; une main étrangère avait aussi tracé ces mots à la suite de notre légende:
«Ralf, fils d'Aurel, le colon, s'est battu pour l'indépendance de son pays; Ralf, devenu tout à fait libre par la force des armes gauloises et de la guerre sainte prêchée par nos druides vénérés, a été aussi obligé de prier un ami de tracer ces mots sur nos parchemins pour y constater la mort de son père Aurel: Mon fils Scanvoch, plus heureux que moi, pourra, sans recourir à une main étrangère, écrire dans nos récits de famille la date de ma mort, à moi, Ralf, le premier homme de la descendance de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, qui ait reconquis une entière liberté. Je déclare ici, comme plusieurs de nos aïeux, que c'est le récit de la vaillance et du martyre de nos ancêtres, réduits en servitude, qui m'a fait prendre, comme à tant d'autres, les armes contre les Romains.»
Moi, donc, Scanvoch, fils d'Aurel, j'ai effacé de notre légende et récrit moi-même les lignes précédentes, jadis tracées par la main d'autrui, qui mentionnaient la mort et les noms de nos aïeux, Justin, Aurel, Ralf. Ces trois générations remontaient à Médérik, fils de Gomer, lequel était fils de Judicaël et petit-fils de Fergan, dont la femme Geneviève a vu mettre à mort, en Judée, Jésus de Nazareth, il y a aujourd'hui deux cent soixante-quatre ans.
Mon père Ralf m'a aussi remis nos saintes reliques à nous:
La petite faucille d'or de notre aïeule Hêna, la vierge de l'île de Sên.
La clochette d'airain laissée par notre aïeul Guilhern, le seul survivant des nôtres à la grande bataille de Vannes; jour funeste, duquel a daté l'asservissement de la Gaule par César, il y a aujourd'hui trois cent vingt ans.
Le collier de fer, signe de la cruelle servitude de notre aïeul Sylvest.
La petite croix d'argent que nous a léguée notre aïeule Geneviève,
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