Les mystères du peuple, Tome III. Эжен Сю

Les mystères du peuple, Tome III - Эжен Сю


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raison de l'oppresseur, il ne reste qu'un moyen de briser la tyrannie: La révolte… la révolte! énergique, opiniâtre, incessante, et tôt ou tard le bon droit triomphe, comme il a triomphé pour nous! Que le sang qu'il a coûté retombe sur ceux qui nous avaient asservis!

      Ainsi donc, mon enfant, grâce à nos insurrections sans nombre, l'esclavage était remplacé, par le colonat, sous le régime duquel ont vécu notre bisaïeul Justin et notre aïeul Aurel; c'est-à-dire qu'au lieu d'être forcés de cultiver, sous le fouet et au seul profit des Romains, les terres dont ceux-ci nous avaient dépouillés par la conquête, les colons avaient une petite part dans les produits de la terre qu'ils faisaient valoir. On ne pouvait plus les vendre, comme des animaux de labour, eux et leurs enfants; on ne pouvait plus les torturer ou les tuer; mais ils étaient obligés, de père en fils, de rester, eux et leur famille, attachés à la même propriété. Lorsqu'elle se vendait, ils passaient au nouveau possesseur sous les mêmes conditions de travail. Plus tard, la condition des colons s'améliora davantage encore, ils jouirent de leurs droits de citoyens. Lorsque les légions gauloises se formèrent, les soldats dont elles furent composées redevinrent complétement libres. Mon père Ralf, fils de colon, regagna ainsi sa liberté; et moi, fils de soldat, élevé dans les camps, je suis né libre, et je te léguerai cette liberté, comme mon père me l'a léguée.

      Lorsque tu liras ceci, mon enfant, après avoir eu connaissance des souffrances de nos aïeux, esclaves pendant sept générations, tu comprendras la sagesse des voeux de notre aïeul Joel, le brenn de la tribu de Karnak; tu verras combien justement il espérait que notre vieille race gauloise, en conservant pieusement le souvenir de sa bravoure et de son indépendance d'autrefois, trouverait dans son horreur de l'oppression romaine la force de la briser.

      Aujourd'hui que j'écris ces lignes, j'ai trente-huit ans; mes parents sont morts depuis longtemps. Ralf, mon père, premier soldat d'une de nos légions gauloises, où il avait été enrôlé à dix-huit ans dans le Midi de la Gaule, est venu dans ce pays-ci, près des bords du Rhin, avec l'armée; il a été de toutes les batailles contre les Franks, ces hordes féroces, qui, attirés par le beau ciel et la fertilité de notre Gaule, sont campés de l'autre côté du Rhin, toujours prêts à l'invasion.

      Il y a près de quarante ans, on craignit en Bretagne une descente des insulaires d'Angleterre: plusieurs légions, parmi lesquelles se trouvait celle de mon père, furent envoyées dans ce pays. Pendant plusieurs mois il tint garnison dans la ville de Vannes, non loin de Karnak, le berceau de notre famille. Ralf, s'étant fait lire par un ami les récits de nos ancêtres, alla visiter avec un pieux respect le champ de bataille de Vannes, les pierres sacrées de Karnak, et les terres dont nous avions été du temps de César dépouillés par la conquête. Ces terres étaient au pouvoir d'une famille romaine; des colons, fils de Gaulois bretons de notre ancienne tribu, autrefois réduits à l'esclavage, exploitaient ces terres pour ceux-là dont les ancêtres les avaient dépossédés. La fille de l'un de ces colons aima mon père et en fut aimée. Elle se nommait Madalène; c'était une de ces viriles et fières Gauloises, dont notre aïeule Margarid, femme de Joel, offrait le modèle accompli. Elle suivit mon père lorsque sa légion quitta la Bretagne pour revenir ici sur les bords du Rhin, où je suis né, dans le camp fortifié de Mayence, ville militaire, occupée par nos troupes. Le chef de la légion où servait mon père était fils d'un laboureur; son courage lui avait valu ce commandement. Le lendemain de ma naissance, la femme de ce chef mourait en mettant au monde une fille… une fille… qui, peut-être, un jour, du fond de sa modeste maison, régnera sur le monde, comme elle règne aujourd'hui sur la Gaule; car, aujourd'hui, à l'heure où j'écris ceci, Victoria, par la juste influence qu'elle exerce sur son fils Victorin et sur notre armée, est de fait impératrice de la Gaule.

      Victoria est ma soeur de lait; son père, devenu veuf, et appréciant les mâles vertus de ma mère, la supplia de nourrir cette enfant; aussi, elle et moi, avons-nous été élevés comme frère et soeur: à cette fraternelle affection, nous n'avons jamais failli… Victoria, dès ses premières années, était sérieuse et douce, quoiqu'elle aimât le bruit des clairons et la vue des armes. Elle devait être un jour belle de cette auguste beauté, mélange de calme, de grâce et de force, particulière à certaines femmes de la Gaule. Tu verras des médailles frappées en son honneur dans sa première jeunesse; elle est représentée en Diane chasseresse, tenant un arc d'une main et de l'autre un flambeau. Sur une dernière médaille, frappée il y a deux ans, Victoria est figurée avec Victorin, son fils, sous les traits de Minerve accompagnée de Mars 47. À l'âge de dix ans, elle fut envoyée par son père dans un collége de druidesses. Celles-ci, délivrées de la persécution romaine, par la renaissance de la liberté des Gaules, élevaient des enfants comme par le passé.

      Victoria resta chez ces femmes vénérées jusqu'à l'âge de quinze ans; elle puisa dans leurs patriotiques et sévères enseignements un ardent amour de la patrie et des connaissances sur toutes choses; elle sortit de ce collége instruite des secrets du temps d'autrefois, et possédant, dit-on, comme Velléda et d'autres druidesses, la prévision de l'avenir. À cette époque, la virile et fière beauté de Victoria était incomparable… Lorsqu'elle me revit, elle fut heureuse et me le témoigna; son affection pour moi, son frère de lait, loin de s'affaiblir pendant notre longue séparation, avait augmenté.

      Ici, mon enfant, je veux, je dois te faire un aveu; car tu ne liras ceci que lorsque tu auras l'âge d'homme: dans cet aveu tu trouveras un bon exemple de courage et de renoncement.

      Au retour de Victoria, si belle de sa beauté de quinze ans, j'avais son âge, je devins, quoique à peine adolescent, follement épris d'elle; je cachai soigneusement cet amour, autant par timidité que par suite du respect que m'inspirait, malgré le fraternel attachement dont elle me donnait chaque jour des preuves, cette sérieuse jeune fille, qui rapportait du collége des druidesses je ne sais quoi d'imposant, de pensif et de mystérieux. Je subis alors une cruelle épreuve. À quinze ans et demi, Victoria, ignorant mon amour (qu'elle doit toujours ignorer), donna sa main à un jeune chef militaire… Je faillis mourir d'une lente maladie, causée par un secret désespoir. Tant que dura pour moi le danger, Victoria ne quitta pas mon chevet; une tendre soeur ne m'eût pas comblé de soins plus dévoués, plus délicats… Elle devint mère… et quoique mère, elle accompagnait à la guerre son mari, qu'elle adorait. À force de raison, j'étais parvenu à vaincre, sinon mon amour, du moins ce qu'il y avait de violent, de douloureux, d'insensé dans cette passion; mais il me restait pour ma soeur de lait un dévouement sans bornes; elle me demanda de demeurer auprès d'elle et de son mari, comme l'un de ces cavaliers qui servent ordinairement d'escorte aux chefs gaulois, et écrivent ou portent leurs ordres militaires; j'acceptai. Ma soeur de lait avait dix-huit ans à peine, lorsque, dans une grande bataille contre les Franks, elle perdit le même jour son père et son mari… Restée veuve avec son enfant, pour qui elle prévoyait de glorieuses destinées, vaillamment réalisées aujourd'hui, Victoria ne quitta pas le camp. Les soldats, habitués à la voir au milieu d'eux, son fils dans ses bras, entre son père et son mari, savaient que plus d'une fois ses avis d'une sagesse profonde avaient, comme ceux de nos mères, prévalu dans les conseils des chefs; ils regardaient enfin comme d'un bon augure pour les armes gauloises la présence de cette jeune femme, élevée dans la science mystérieuse des druidesses; ils la supplièrent, après la mort de son père et de son mari, de ne pas abandonner l'armée, lui déclarant dans leur naïve affection, que son fils Victorin serait désormais le fils des camps, et elle la mère des camps. Victoria, touchée de tant d'attachement, resta au milieu des troupes, conservant sur les chefs son influence, les dirigeant dans le gouvernement de la Gaule, s'occupant d'élever virilement son fils, et vivant aussi simplement que la femme d'un officier.

      Peu de temps après la mort de son mari, ma soeur de lait m'avait déclaré qu'elle ne se remarierait jamais, voulant consacrer sa vie tout entière à Victorin… Le dernier et fol espoir que j'avais malgré moi conservé en la voyant veuve et libre s'évanouit: la raison me vint avec l'âge; oubliant mon malheureux amour, je ne songeai plus qu'à me dévouer à Victoria et à son enfant. Simple cavalier dans l'armée, je servais de secrétaire à ma soeur de lait; souvent elle me confiait d'importants secrets d'État, et parfois me chargeait de messages de confiance.

      J'apprenais


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Elkhel. D. N. VII, 450. Mionnet, 11, 74, 75. C. F. Brecquigny, Acad. inscript. XXXII. Ap. A. Thierry, Hist. de la Gaule sous la domination romaine, v. II, p. 378.

«Victoria, encore jeune, se faisait remarquer par une beauté mâle; ses médailles la représentent armée et coiffée d'un casque, avec des traits grands et réguliers, et sur sa physionomie, idéalisée sans doute, on trouve ce mélange de force calme et de majesté qui fait dans les statues antiques l'attribut de Minerve.» (A. Thierry, Hist. de la Gaule, v. II, p. 377.)

«Victoria joignait à l'autorité d'une âme ferme et virile un esprit étendu capable des résolutions les plus élevées, et dont les inspirations furent bientôt écoutées comme des oracles. Son ascendant sur l'armée se montra parfois si grand, si absolu, qu'on ne saurait s'en rendre compte sans la supposition de quelque chose d'extraordinaire, de merveilleux… peut-être les nations gauloises pensèrent-elles avoir retrouvé une de ces femmes divines auxquelles leurs pères avaient obéi jadis, qui lisaient dans l'avenir…» (Trébellius Pollion, Trig. Tyr., 200, ap. A. Th., p. 375, v. II.) Les soldats avaient proclamé solennellement Victoria LA MÈRE DES CAMPS, postea mater castrorum appellata est. (Tréb. Poll. Id. Trig. Tyr., 186, 187, 200.)