Voyages loin de ma chambre t.1. Dondel Du Faouëdic Noémie
Je n’ai d’yeux que pour suivre chacun de ses mouvements, ce qui donne peut-être une autre direction à ses idées et lui fait croire de ma part à une sympathie spontanée.
J’ai tout lieu de m’arrêter à cette supposition, car au bout d’une demi-heure, il essaie de me témoigner que la sympathie est réciproque. Enfin, vers onze heures nous arrivons sains et saufs à Genève, où mon inconnu s’empresse de me chercher une voiture et de me rendre quelques menus services. Nous nous quittons fort poliment, mais jamais je n’oublierai les dangers imaginaires que j’ai couru de Bellegarde à Genève.
CHAPITRE II
Genève, Chamounix, le Mont-Blanc, le lac Léman, Evian, Chillon, Lausanne
A Genève, nous descendons à l’Hôtel de la Balance, rue du Rhône, hôtel assez confortable, mais la maison est pleine et nous avons en partage une mauvaise chambre, où je trouve bien difficile de dormir. Notre première sortie est pour aller entendre la grand’messe à la nouvelle église catholique; la reine d’Espagne et sa fille y étaient ce jour-là. Puis nous allons faire une promenade en voiture autour de la ville. Je suis ravie de Genève, j’admire son beau lac et son cadre de montagnes dominées par le Mont-Blanc, ensuite nous visitons plus en détail l’intérieur de la ville, la vieille cathédrale, le musée, le jardin anglais tout au bord du lac, avec un relief du Mont-Blanc, l'île Jean-Jacques Rousseau, enfin toutes les curiosités de cette belle cité, l’une des plus éclairées et des plus industrieuses qui existent.
Mais je l’avoue, le Mont-Blanc et le lac sont mes deux objectifs de prédilection. Le voilà ce beau lac Léman, aux poissons exquis, aux demeures enchantées, aux sites féeriques, montagnes vertes, glaciers éblouissants, ce lac de saphir, qui connaît cependant les tempêtes, les crues subites et que le Rhône majestueux lui-même toujours, traverse sans mêler ses eaux aux siennes.
Le voilà ce lac suisse, rempli de souvenirs français; c’est le lac de Jean-Jacques Rousseau et de Mme de Warens, de Mme de Staël et de lord Byron. Monabri parle de Mgr Dupanloup comme Evian parle de Montalembert, et Montrieux du père Gratry: «Grandes âmes catholiques venant sur une terre en partie protestante, attirées là sans doute par la souriante image de St-François de Sales.»
Genève est donc une ville superbe, ses habitants sont serviables et polis; voilà mon sentiment, aussi je renie ce méchant jeu de mot de l’un de ses habitants, quelque peu rageur sans doute:
«Quand je ne vois
Que Génevois
Rien de bon je ne vois.»
Je songe aussi à faire usage de mes lettres de recommandation et dans cette patrie d’adoption de Calvin, considérée autrefois comme la Rome du calvinisme, j’ai l’honneur d'être reçue par Monseigneur Mermillod, évêque auxiliaire de Genève et Lausanne et l’un de nos prélats catholiques les plus éminents. Il a des manières extrêmement paternelles et bienveillantes. C’est ainsi que je me suis toujours représenté un évêque, vrai pasteur du troupeau des âmes.
Je n’ai pas voulu quitter Genève sans faire une promenade à la belle vallée de Chamounix. Là, tous les honneurs sont pour Sa Majesté le Mont-Blanc, le sommet le plus élevé des Alpes pennines et de toute l’Europe. Il a quatre mille huit cent dix mètres au-dessus de la mer. Il faut deux jours pour le gravir, Saussure est le premier qui en ait fait l’ascension en 1787; il a eu depuis bien des imitateurs. Quant à moi, j’ai refusé énergiquement l’alpenstock, le bâton de l’ascensionniste, et je me suis contentée de saluer d’en bas et très bas le géant, sans vouloir faire avec lui plus intime connaissance. C’est aussi à distance que j’ai admiré les immenses glaciers, formés des eaux qui descendent du Mont-Blanc.
«Ces amas de blocs énormes, frangés de nappes éblouissantes, produit des brisures incessantes de la masse de neige accumulée entre les pics rocheux, premiers degrés du Mont-Blanc sont fixés autour de lui comme des sentinelles gigantesques.»
Tout cela c’est le chaos, mais d’une sublime grandeur qui saisit l’esprit. C’est également de loin que j’ai salué très respectueusement la mer de glace.
Ah! cette mer de glace, qui a près de huit kilomètres, quel effarement pour ceux qui n’ont pas le pied… montagnard et ne connaissent comme moi que le vulgaire plancher des vaches.
Cette mer de glace, c’est une frappante image de la vraie mer. Les flots de glace sont presque aussi dangereux que les flots d’eau. Les glaciers sont unis, ce sont des miroirs, mais la mer de glace est tourmentée et combien devient dangereuse la traversée de cette mer, sur la crête immobile de ces vagues d’eau pétrifiée! C’est armé d’un bâton en sapin ferré d’un crampon solide que l’on commence cette marche unique dans son genre.
On n’écoute pas assez les bons conseils des guides; quoique toujours prêts à secourir les imprudents et les inhabiles, ils ne peuvent pas tous les sauver. La témérité et la maladresse se paient parfois trop cher, il arrive bien des accidents.
Ces flots entassés non sans ordre, vous apparaissent comme des flots marins, dont ils ont la couleur et la transparence, ils font penser à une mer soulevée par la tempête, malgré leur immobilité, malgré leur coupure en crevasses profondes, dont l'œil ne peut essayer de mesurer les dimensions abîmières, malgré les glissoires verticales, qui ont jusqu’à trois cents mètres, et plus, de profondeur et qui aboutissent à d’effroyables gouffres.
Sur ces hauteurs, à peine accessibles, on a la notion complète du silence absolu.
Sur la mer, si douce qu’elle soit, les vagues clapotent; dans les bois, la brise murmure; aux champs on entend la rumeur, le fourmillement des infiniment petits. Ici rien, aucun bruit sous le ciel d’un bleu sombre, aux reflets aciérés.
Quand le soleil irradie ces pics sauvages, dont le front semble crever le ciel et dont les pieds sont entourés de radieux mirages, l’effet est saisissant. C’est une vision fantastique, éblouissante, qui s’incruste à jamais dans la mémoire.
Du reste, Alexandre Dumas a si bien décrit ce pays en disant tout et même plus que ce qu’on en peut dire, qu’il ne reste rien pour les humbles comme moi qui n’ont ni son étonnante imagination ni son talent fertile.
Il en est de même du voyage en Orient de Lamartine. Tous ceux qui ont refait ce voyage après lui, officiers de marine, peintres, écrivains, ont vainement cherché les lieux témoins de ses merveilleuses descriptions. C’était le poète qui voyait les choses, c’était la magie de son imagination qui colorait tout cela, c’était son propre idéal qu’il traduisait. D’ailleurs, je suis fatiguée de mon excursion, la bête en ce moment l’emporte sur la belle. Je ferme mon cahier et je mets ma plume et mon esprit au repos.
Après avoir fait d’inutiles tentatives pour trouver un petit logement à mon gré, Mgr Mermillod me conseille d’aller à Evian, la perle du lac, à trois lieues environ de Genève, et me donne une lettre de recommandation pour l’aumônier du couvent de Saint-Joseph. Nous traversons donc le lac en bateau à vapeur. Cette petite traversée m’a semblé délicieuse. A Evian, nous nous rendons tout droit chez le bon aumônier, vrai Saint François de Sales rustique à qui j’abandonne le soin de me caser, mais au bout de quelques jours, je vois bien qu’il me sera impossible de rester à Evian, malgré son site enchanteur: le manque de journaux est pour moi une grande privation, en ce moment on ne vit pas seulement de pain, il faut des nouvelles, que devient notre chère et malheureuse France?
Ah! que Victor Hugo avait bien raison le jour où il a dit: Pour aimer votre patrie, quittez-la… Sa pensée me revient sans cesse, et n’en entendre plus parler me semble un vrai supplice.
Nous partons au bout d’une semaine pour le Bouveret à l’extrémité Sud-Est du lac en passant par Saint-Gingolph et les rochers de Meillerie.
Là, nous prenons la ligne du chemin de fer d’Italie jusqu’à Saint-Maurice, petite ville du Valais enfouie au pied de hautes montagnes, dont la principale est la Dent du Midi. Ce lieu pittoresque me plaît beaucoup, mais ma fièvre de curiosité