Jeanne de Constantinople. Edward le Glay

Jeanne de Constantinople - Edward le Glay


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href="#n2" type="note">[1]. Sa mère faillit mourir au moment de lui donner le jour. Elle était dans un état presque désespéré, lorsqu'à défaut de tout secours humain, le comte Bauduin eut l'inspiration d'invoquer l'assistance divine.

      Il y avait alors, à la tête d'un des nombreux couvents de la ville épiscopale de Cambrai, un homme dont le renom de sainteté était universel. Il s'appelait Jean, et était abbé de Cantimpré. On racontait que de miraculeuses guérisons avaient été souvent accordées au mérite de ses prières. Le comte de Flandre l'envoya chercher. Alors eut lieu une scène touchante racontée par un chroniqueur contemporain, auteur de la vie du bienheureux Thomas de Cantimpré, dont il était l'ami. «Aussitôt que le serviteur de Dieu fut entré: «Mon Père, s'écria la comtesse, ayez pitié de mes souffrances, et mettez-vous en prière pour moi.» Touché de ses larmes, Jean se retira en sanglotant dans l'oratoire, et levant les mains au ciel: «Seigneur, dit-il, vous qui, pour châtier le péché de notre premier père, avez condamné la femme à enfanter avec douleur, et l'homme, son complice, à gagner le pain de chaque jour à la sueur de son front, exaucez nos prières, et faites que cette femme, qui se confie en votre miséricorde et vous invoque par ma voix, soit enfin délivrée des longues souffrances qu'elle endure, et qu'elle mette au monde un enfant, pour le salut et le bonheur de la patrie!»

      »A peine l'homme de Dieu avait-il achevé son oraison que les chambrières de la comtesse accoururent, en grande liesse et jubilation, à la porte de l'oratoire, en annonçant au saint homme que leur dame et maîtresse venait de mettre une fille au monde, et à l'instant, les grandes dames de la cour apportent à Jean l'enfant nouveau-né, comme le fruit de ses prières. L'ami du Seigneur rendit grâces à Dieu et couvrit la petite fille de ses bénédictions. Ensuite on la porta sur les saints fonts de baptême[2], et, suivant l'ordre du comte et de la comtesse, on la nomma Jeanne, bien que personne jusque-là n'eût été appelé de ce nom dans la famille des comtes de Flandre[3]

      Cette enfant prédestinée passa ses premières années à la cour de son père, entourée de toutes les sollicitudes, et sans qu'aucun événement grave vînt troubler sa jeune âme. Mais elle avait dix ans à peine lorsqu'elle apprit qu'elle allait être bientôt privée des joies de la famille et séparée de ses parents bien-aimés. Le mercredi des Cendres de l'année 1200, le comte de Flandre et de Hainaut, à l'exemple de ses illustres prédécesseurs, les Robert de Jérusalem, les Thierri et les Philippe d'Alsace, avait solennellement pris la croix avec la comtesse Marie, sa femme, les princes de sa race et toute la chevalerie de ses Etats.

      Deux ans devaient cependant s'écouler avant que les préparatifs de la croisade fussent achevés. Dans cet intervalle, le comte Bauduin avait réglé les affaires de ses Etats et celles de sa famille. Il y apporta un soin tout particulier comme s'il pressentait qu'il ne devait plus revoir ni sa patrie ni sa fille: sacrifice anticipé qui montre à quel degré d'héroïsme et d'abnégation en étaient arrivés les chrétiens d'alors, que dominait une seule et noble passion, celle d'arracher aux infidèles le tombeau du Christ.

      Bauduin confia d'abord la régence des deux comtés à son frère Philippe, comte de Namur, qu'il chargea également de la tutelle de sa fille Jeanne et de l'enfant que la comtesse Marie allait bientôt lui donner, et lui adjoignit à titre de conseil un noble et preux chevalier du Hainaut, appelé Bouchard et appartenant à l'illustre maison d'Avesnes. Il fit ensuite des donations en faveur des abbayes de Saint-Bertin, de Clairmarais, de Sainte-Waudru de Mons, de Ninove, de Fontevrault, érigea des églises et des collégiales; et, ne voulant pas laisser de malheureux derrière lui, dota des hôpitaux et fit distribuer quantité de largesses et d'aumônes; après quoi il fonda un anniversaire pour le repos de son âme et de celle de sa femme.

      Dans les premiers jours du printemps de l'année 1202, les croisés purent enfin quitter leurs foyers. «Sachez, dit Villeharduin, l'illustre historien de cette croisade, que maintes larmes furent pleurées à leur partement et au prendre congé de leurs parents et de leurs amis[4].» Que dire de celles que répandirent le comte et la comtesse de Flandre en serrant une dernière fois sur leur cœur Jeanne et sa sœur Marguerite qui venait de naître, frêle et précieux dépôt sur lequel reposaient toutes leurs affections et toutes leurs espérances? Combien la séparation eût été plus cruelle encore si l'on avait pu prévoir qu'elle serait éternelle, et que bientôt les deux jeunes princesses flamandes seraient orphelines!

      Depuis la première croisade et le grand soulèvement des provinces du Nord qui avait si puissamment contribué à la prise de Jérusalem, l'on n'avait vu un armement aussi formidable que celui que la chrétienté avait préparé pour réparer les désastres des précédentes expéditions d'outre-mer. Ce fut donc à la tête d'une puissante armée que les princes croisés, au premier rang desquels se trouvait le comte de Flandre et de Hainaut avec toute la chevalerie et les hommes d'armes des deux comtés, se dirigèrent vers l'Orient en traversant la Bourgogne, les montagnes du Jura, le mont Cenis et les plaines de la Lombardie, pour aller s'embarquer à Venise. D'un autre côté, Bauduin avait fait équiper dans les ports de la Flandre une flotte de cinquante navires; elle emportait la comtesse Marie avec toute sa cour, de nombreux vassaux, des munitions de toute espèce, et devait rejoindre le comte à Venise ou partout ailleurs, suivant l'occurrence. Nous n'avons point à faire ici l'histoire de cette croisade; il nous suffira de rappeler que, par un concours d'événements aussi extraordinaires qu'imprévus, elle fut détournée du but primitif auquel elle tendait, et qu'arrêtée dans sa marche vers la Palestine, l'armée chrétienne était destinée à renverser l'empire grec de Byzance pour en fonder un autre au profit du comte Bauduin de Flandre, que l'unanime acclamation du peuple et de l'armée éleva sur le pavois en lui décernant la couronne de Constantin. Cette haute fortune était le prix de la bravoure éclatante et de la haute sagesse dont ce prince avait fait preuve au milieu des périls et des difficultés qui avaient précédé le siège fameux et la prise de Constantinople.

      Tandis que ces grands et merveilleux événements s'accomplissaient aux rives du Bosphore, la flotte qui transportait la comtesse de Flandre accomplissait dans l'Océan la plus pénible traversée. Des tempêtes, qui durèrent tout l'été, l'empêchèrent de franchir le détroit de Gibraltar, et ce fut seulement en automne qu'elle arriva enfin à Marseille, où elle dut séjourner tout l'hiver par suite des nouvelles contradictoires arrivant d'Orient, et sans doute aussi pour réparer ses avaries. Les navires flamands arrivèrent enfin sur les côtes du Levant; mais la comtesse Marie, déjà souffrante des fatigues de la mer, subit à Saint-Jean-d'Acre les influences de l'épidémie qui y régnait, et succomba tout à la fois sous le coup du mal et de l'émotion qu'elle ressentit en apprenant l'élévation à l'empire de son illustre époux.

      Les restes mortels de la nouvelle impératrice arrivant à Byzance au milieu des joies du triomphe semblaient présager une prochaine et plus grande catastrophe; et en effet elle ne se fit pas attendre.

      L'empereur, à peine assis sur le trône, eut à lutter contre les princes grecs qui régnaient encore dans plusieurs provinces de l'empire, et qui, après avoir eu la lâcheté de subir le joug des Latins, cherchèrent, par les moyens les plus odieux, à s'en affranchir. Ils avaient, dans ce but, fait alliance avec Joannice, roi des Bulgares, et ce chef de barbares marcha bientôt sur Andrinople, à la tête de hordes innombrables. Bauduin, avec cette vaillance chevaleresque qu'il poussait jusqu'à la témérité, se précipita au-devant d'eux, sans calculer les chances inégales de la lutte, accompagné de son maréchal Geoffroi de Villeharduin et du comte de Blois, et suivi seulement par six cents chevaliers flamands et trois cents Français d'élite. Une effroyable mêlée s'en suivit; après des prodiges de bravoure, l'empereur, dont toute l'escorte était déjà anéantie, disparut enveloppé dans un tourbillon d'ennemis, sans que l'on pût savoir dans le moment s'il était mort, blessé ou prisonnier.

      Ce désastre était arrivé le 14 avril 1205. La consternation fut d'autant plus grande qu'une incertitude affreuse régnait toujours sur le sort de l'empereur. Mille bruits sinistres circulaient à ce sujet. Les uns disaient que, fait prisonnier par Joannice, il avait été précipité du haut d'un rocher; d'autres, que le roi des Bulgares, après lui avoir fait couper les bras et les jambes, avait fait


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<p>2</p>

En l'église de Saint-Jean de Valenciennes, comme le prouve une charte rapportée par Doutreman, dans son Hist. de Valenciennes.

<p>3</p>

Vita B. Johannis, primi abbatis Cantipratensis, auctore Thoma Cantipratensi, l. III, c. 4, manuscrit de la bibliothèque de M. A. Le Glay.

<p>4</p>

Villeharduin, De la Conquête de Constantinople, édit. P. Paris, p. 16.