Jeanne de Constantinople. Edward le Glay

Jeanne de Constantinople - Edward le Glay


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et les chefs de l'armée s'étaient empressés de rechercher la vérité par tous les moyens possibles. Des enquêtes furent ouvertes, des émissaires envoyés partout; enfin, dans son anxiété, le frère de l'infortuné monarque supplia le pape Innocent III d'écrire à Joannice, par l'entremise de l'évêque de Trinovi, pour lui demander la liberté de l'empereur, qu'on avait conservé le faible espoir de retrouver en vie. Joannice répondit qu'il ne pouvait rendre la liberté à l'empereur, parce que déjà il avait payé le tribut à la nature[5]. Enfin un haut baron du Hainaut, Regnier de Trith, chargé, malgré cette affirmation, de recueillir encore des renseignements, déposa que des témoins, dignes de foi, lui avaient déclaré avoir vu l'empereur mort. Le doute n'était plus possible. Henri de Hainaut, frère de Bauduin, revêtit la pourpre impériale le 15 août 1206.

      La fin tragique de Bauduin, suivant de si près un triomphe inouï, excita d'universels regrets. En Flandre et en Hainaut, où l'empereur était adoré et où son élévation avait flatté à un si haut degré l'orgueil national, la consternation fut profonde. Il s'y mêlait néanmoins dans les esprits des doutes et des illusions, entretenus par les bruits contradictoires auxquels avaient donné lieu, en Orient même, les circonstances d'une mort longtemps incertaine. On eut beau faire connaître la triste vérité et publier les lettres qu'Henri de Hainaut, successeur de son frère à l'empire, avait écrites pour éclairer l'opinion publique; il y eut encore parmi les populations bien des gens qui restèrent convaincus que leur souverain bien-aimé devait un jour apparaître au milieu d'eux[6]. Il en est ainsi chaque fois qu'un personnage héroïque vient à mourir loin des siens. Le vulgaire, qui n'a point vu et touché sa dépouille, reste incrédule; pour lui, tout grand homme est immortel. Cette fatale crédulité devait produire plus tard une des aventures les plus étranges de l'histoire. On en lira bientôt les émouvants et curieux détails.

      Jeanne et sa sœur étaient donc orphelines. L'aînée, en vertu de la constitution féodale et de la loi d'hérédité, devenait, par la mort presque simultanée de son père et de sa mère, comtesse de Flandre et de Hainaut. C'est alors que commença pour elle, dès l'âge de quinze ans, cette existence d'épreuves douloureuses qu'elle subit durant tout le cours de son règne avec une force d'âme qui ne se démentit jamais.

      Les peuples des deux comtés avaient reporté sur les jeunes princesses l'affection qu'elles avaient vouée à leur père. Malheureusement les filles de l'infortuné Bauduin ne trouvèrent pas dans leur tuteur tout le désintéressement et tout l'appui qu'elles étaient en droit d'en attendre. Philippe de Namur, homme insouciant et faible, se laissa complètement dominer par le roi de France. Le monarque attachait un grand prix à avoir la garde-noble, comme on disait alors, de Jeanne, héritière de deux belles et riches provinces, et il redoutait surtout de la voir épouser quelque seigneur anglais[7].

      Philippe-Auguste séduisit le comte de Namur en lui donnant pour femme sa fille Marie, qu'il avait eue d'Agnès de Méranie, sa troisième épouse, et se fit livrer en échange Jeanne et Marguerite, qu'on enleva clandestinement du château de Gand et qu'on transporta à Paris. Cette trahison souleva l'indignation des Flamands et des Haynuiers. Ils voulurent s'affranchir de la domination de Philippe[8], et le poursuivirent de si amers reproches qu'il en tomba malade et mourut peu de temps après. Les historiens contemporains racontent que, pour expier la faute qu'il avait commise en sacrifiant sa nièce à la politique du roi de France, il voulut se confesser solennellement à quatre prélats, les abbés de Cambron, de Villers, de Marchiennes et de Saint-Jean de Valenciennes. Puis, s'il faut en croire certains chroniqueurs, l'heure de sa mort approchant, il se fit attacher une corde au cou et traîner en cet état à travers les rues et carrefours de Valenciennes, criant d'une voix lamentable: «J'ai vécu en chien, il faut que je meure en chien[9]

      Jeanne et sa sœur n'en étaient pas moins au Louvre sous la main de Philippe-Auguste. Elles y restèrent jusqu'à ce que les Flamands les réclamèrent avec tant d'insistance que le roi crut politique de les leur renvoyer. Ils étaient, en effet, résolus à s'allier au roi d'Angleterre si le roi de France ne rendait pas leur jeune suzeraine[10]. Philippe le savait, et se vit ainsi forcé d'accéder au désir d'un peuple dont il connaissait depuis longtemps l'esprit d'indépendance et le patriotisme. Les deux orphelines revinrent donc à Bruges, où la sollicitude des Flamands veilla sur elles plus vivement que jamais.

      C'est alors que, par l'entremise de la reine Mathilde, veuve de Philippe d'Alsace, fut conclu le mariage de Jeanne avec Fernand, son neveu, fils de Sanche Ier, roi de Portugal. Il paraîtrait que, pour acheter l'adhésion du roi de France, Mathilde aurait été obligée de lui payer une très forte somme d'argent et de faire en outre de riches présents à ses conseillers[11]. Philippe-Auguste s'était fait aussi promettre à l'avance, par Fernand, les villes d'Aire et de Saint-Omer, qui jadis avaient été rendues au comte Bauduin en vertu du traité de Péronne. Fernand, trop heureux d'épouser l'héritière de Flandre, avait tout promis, sans s'inquiéter s'il n'allait pas de la sorte s'aliéner ses nouveaux sujets.

      Les fêtes nuptiales furent célébrées à Paris avec une magnificence extraordinaire, aux frais des bonnes villes de Flandre et de Hainaut. «On se livra, à cette occasion, dit le cordelier Jacques de Guise, à une allégresse inexprimable, oubliant cette parole du Sage: que «l'excès de la joie est voisin de la douleur[12].» Ceci se passait en 1211. Jeanne avait alors un peu plus de vingt ans. S'il faut en croire les monuments contemporains que nous avons sous les yeux[13], Jeanne était à cette époque une belle jeune fille aux cheveux longs et flottants sur les épaules. Pour tout ornement, un cercle de perles entoure sa tête. Une simple tunique l'enveloppe chastement, et elle agace du doigt le faucon qui perche sur sa main gauche à la mode du temps.

      Lorsque Fernand eut prêté foi et hommage au roi, les deux époux prirent le chemin de la Flandre, comptant fermement sur l'alliance et l'amitié du monarque. Mais, arrivés à Péronne, Louis, fils du roi, qui les avait précédés en grande escorte de gens d'armes, les fit arrêter avec leur suite et enfermer dans le château de cette ville jusqu'à ce qu'il se fût emparé des villes d'Aire et de Saint-Omer, promises par Fernand. Louis prit possession des deux villes; il y massacra tout ce qu'il y avait rencontré de Flamands fidèles, les garnit de vivres et de munitions, après quoi il donna l'ordre de mettre en liberté le comte et la comtesse.

      Fernand ne pardonna jamais l'odieuse violence dont sa jeune épouse et lui avaient été l'objet dans cette circonstance. Désormais ennemi mortel du roi de France, il arrivait néanmoins dans ses nouveaux Etats plus impopulaire qu'on ne saurait le dire, en raison des circonstances si fâcheuses au milieu desquelles son mariage avec l'héritière de Flandre avait débuté.

      A une journée de marche de Péronne, Jeanne, qui depuis sa récente union avait éprouvé tant d'émotions diverses, tomba malade. Une fièvre violente s'empara d'elle. La reine Mathilde était en ce moment à Douai. Fernand laissa son épouse auprès d'elle, et, accompagné de Philippe, comte de Namur, de Jean de Nesle, châtelain de Bruges, et de Siger, châtelain de Gand, il se présenta aux villes de Lille, Courtrai, Ypres et Bruges, afin de s'y faire reconnaître en qualité de comte de Flandre; car l'adhésion des bourgeois et du peuple était alors non moins indispensable que celle du suzerain. Il y fut reçu froidement; les Gantois montrèrent surtout des dispositions hostiles. Ils prétendaient que l'union de cet étranger avec leur souveraine s'était conclue sans le consentement des villes flamandes, ajoutant que la comtesse avait été vendue et non mariée.

      Le principal motif de leur opposition était l'odieux guet-apens dont Louis de France s'était rendu coupable envers Jeanne; et ils craignaient avec raison que Philippe-Auguste ne renouvelât, contre leur pays, ses tentatives d'envahissement. Un prince qui devenait comte de Flandre sous les auspices du roi ne devait compter que sur les antipathies des habitants de Gand, les plus fiers bourgeois du pays. Ils lui fermèrent donc leurs portes, lui déclarant qu'ils ne le recevraient pas


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<p>5</p>

Quia debitum carnis exsolverat cum in carcere teneretur. —Gesta Innocent. ap. Baluze, p. 69. – Baron. Ann. XX, p. 214.

<p>6</p>

J. de Guise. —Ann. Hannoniæ, XIV, 4.

<p>7</p>

J. de Guise, Ann. Hann. XIV, 6.

<p>8</p>

J. de Guise, Ann. Hann. XIV, 6.

<p>9</p>

Art de vérifier les dates, XIV, 122, d'après Albéric des Trois-Fontaines.

<p>10</p>

Vincent de Beauvais, ap. J. de Guise, XIV, 7. —Chron. de Flandre, inédite, manuscrit de la Bibl. nat. no 8380, fol. 31.

<p>11</p>

Li estore des ducs de Normandie et des rois d'Engleterre, fol. 163 vo, Ire col.

<p>12</p>

Ann. Hann., XIV, 8.

<p>13</p>

Les sceaux des diverses chartes conservées dans nos archives.