Uranie. Flammarion Camille
adolescent et recommencer une nouvelle vie, plus utile encore que la première. Il suffit, pour cette transmigration, du consentement de l’adolescent et de l’opération magnétique d’un médecin compétent. On voit aussi parfois deux êtres, unis par les liens si doux et si forts de l’amour, opérer un pareil échange de corps après plusieurs années d’union: l’âme de l’époux vient habiter le corps de l’épouse, et réciproquement, pour le reste de leur existence. L’expérience intime de la vie devient incomparablement plus complète pour chacun d’eux. On voit aussi des savants, des historiens, désireux de vivre deux siècles au lieu d’un, se plonger dans des sommeils factices d’hibernation artificielle qui suspend leur vie la moitié de chaque année et même davantage. Quelques-uns même parviennent à vivre trois fois plus longtemps que la vie normale des centenaires.
Quelques instants après, traversant un autre système, nous rencontrâmes un genre d’organisations tout autre encore et assurément supérieur au nôtre. Chez les habitants de la planète que nous avions alors sous les yeux, monde éclairé par un brillant soleil hydrogéné, la pensée n’est pas obligée de passer par la parole pour se manifester. Combien de fois ne nous est-il pas arrivé, lorsqu’une idée lumineuse ou ingénieuse vient d’occuper notre cerveau, de vouloir l’exprimer ou l’écrire, et, pendant le temps que nous commençons à parler ou à écrire, de sentir déjà l’idée dissipée, envolée, obscurcie ou métamorphosée? Les habitants de cette planète ont un sixième sens, que l’on pourrait appeler autotélégraphique, en vertu duquel, quand l’auteur ne s’y oppose pas, la pensée se communique au dehors et peut se lire sur un organe qui occupe à peu près la place de votre front. Ces conversations silencieuses sont souvent les plus profondes et les plus précises; elles sont toujours les plus sincères.
Nous sommes naïvement disposés à croire que l’organisation humaine ne laisse rien à désirer sur la Terre. Pourtant, n’avons-nous jamais regretté d’être obligé d’entendre malgré nous des paroles désagréables, un discours absurde, un sermon gonflé de vide, de la mauvaise musique, des médisances ou des calomnies? Nos grammaires ont beau prétendre que nous pouvons «fermer l’oreille» à ces discours, il n’en est malheureusement rien. Vous ne pouvez pas fermer vos oreilles comme vos yeux. Il y a là une lacune. J’ai été fort surpris de remarquer une planète où la nature n’a pas oublié ce détail. Comme nous nous y arrêtions un instant, Uranie me signala ces oreilles qui se fermaient ainsi que des paupières. «Il y a là, me dit-elle, bien moins de sourdes colères que chez vous, mais les divisions entre les partis politiques y sont beaucoup plus accusées, les adversaires ne voulant rien entendre, et y réussissant effectivement malgré les avocats les plus loquaces.»
Sur un autre monde, dans lequel le phosphore joue un grand rôle, dont l’atmosphère est constamment électrisée, dont la température est fort élevée, et où les habitants n’ont guère eu aucune raison suffisante d’inventer des vêtements, certaines passions se traduisent par l’illumination d’une partie du corps. C’est en grand ce qui se passe en petit dans nos prairies terrestres, où l’on voit, pendant les douces soirées d’été, les vers luisants se consumer silencieusement dans une flamme amoureuse. L’aspect des couples lumineux est curieux à observer le soir dans les grandes villes. La couleur de la phosphorescence diffère suivant les sexes, et l’intensité varie suivant les âges et les tempéraments. Le sexe fort brûle d’une flamme rouge plus ou moins ardente, et le sexe gracieux d’une flamme bleuâtre, parfois pâle et discrète. Nos vers luisants seuls seraient aptes à se former une idée, très rudimentaire, de la nature des impressions ressenties par ces êtres spéciaux. Je n’en croyais pas mes yeux lorsque nous traversions l’atmosphère de cette planète. Mais je fus encore plus surpris en arrivant sur le satellite de ce singulier monde.
C’était une lune solitaire, éclairée par une sorte de soleil crépusculaire. Une vallée sombre s’offrit à nos regards. Aux arbres disséminés sur les deux flancs de la vallée pendaient des êtres humains enveloppés de suaires. Ils s’étaient attachés eux-mêmes aux branches par leur chevelure et dormaient là dans le plus profond silence. Ce que j’avais pris pour des suaires, c’était un tissu formé par l’allongement de leurs cheveux embroussaillés et blanchis. Comme je m’étonnais d’une pareille situation, Uranie m’apprit que c’est là leur mode habituel d’ensevelissement et de résurrection. Oui, sur ce monde, les êtres humains jouissent de la faculté organique des insectes qui ont le don de s’endormir à l’état de chrysalide pour se métamorphoser en papillons ailés. Il y a là comme une double race humaine, et les stagiaires de la première phase, les êtres les plus grossiers et les plus matériels, n’y aspirent qu’à mourir, pour ressusciter dans la plus splendide des métamorphoses. Chaque année de ce monde représente environ deux cents ans terrestres. On y vit deux tiers d’année à l’état inférieur, un tiers (l’hiver) à l’état de chrysalide, et au printemps suivant, les pendus sentent insensiblement la vie revenir dans leur chair transformée: ils s’agitent, se réveillent, laissent leur toison à l’arbre et se dégageant, êtres ailés merveilleux, s’envolent dans les régions aériennes, pour y vivre une nouvelle année phénicienne, c’est-à-dire deux cents ans de notre rapide planète.
Nous traversâmes ainsi un grand nombre de systèmes, et il me semblait que l’éternité entière n’aurait pas été assez longue pour me permettre de jouir de toutes ces créations inconnues à la Terre; mais mon guide me laissait à peine le temps de me reconnaître, et toujours de nouveaux soleils et de nouveaux mondes apparaissaient. Nous avions presque heurté dans notre traversée des comètes transparentes qui erraient comme des souffles d’un système à l’autre, et plus d’une fois encore je m’étais senti attiré vers de merveilleuses planètes aux frais paysages dont les humanités eussent été de nouveaux sujets d’études. Cependant la Muse céleste m’emportait sans fatigue toujours plus haut, toujours plus loin, lorsque enfin nous parvînmes à ce qui me parut être les faubourgs de l’univers. Les soleils devenaient plus rares, moins lumineux, plus pâles, la nuit était plus complète entre les astres, et bientôt nous nous trouvâmes au sein d’un véritable désert, les milliards d’étoiles qui constituent l’univers visible de la Terre s’étant éloignées et ayant tout réduit à une petite voie lactée isolée dans le vide infini.
«Nous voici donc enfin, m’écriai-je, aux limites de la création!
– Regarde!» répondit-elle, en me montrant le zénith.
IV
Mais quoi! Était-ce vrai? Un autre univers descendait vers nous! Des millions et des millions de soleils groupés ensemble planaient, nouvel archipel céleste, et allaient se développant comme une vaste nuée d’étoiles à mesure que nous montions. J’essayai de sonder du regard, tout autour de moi, dans toutes les profondeurs, l’espace infini, et partout j’apercevais des lueurs analogues, des amas d’étoiles disséminés à toutes les distances.
Le nouvel univers dans lequel nous pénétrions était surtout composé de soleils rouges, rubis et grenats. Plusieurs avaient absolument la couleur du sang.
Sa traversée fut une véritable fulguration. Rapidement nous filions de soleil en soleil, mais d’incessantes commotions électriques nous atteignaient comme les feux d’une aurore boréale. Quels étranges séjours que ces mondes illuminés uniquement par des soleils rouges! Puis, dans un district de cet univers nous remarquâmes un groupe secondaire composé d’un grand nombre d’étoiles roses et d’étoiles bleues. Tout à coup une énorme comète dont la tête ressemblait à une gueule colossale se précipita sur nous et nous enveloppa. Je me pressais avec terreur contre les flancs de la déesse qui, un instant, disparut pour moi dans un lumineux brouillard. Mais nous nous retrouvâmes de nouveau dans un désert obscur, car ce second univers s’était éloigné comme le premier.
«La création, me dit-elle, se compose d’un nombre infini d’univers distincts, séparés les uns des autres par des abîmes de néant.
– Un nombre infini?
– Objection mathématique, répliqua-t-elle. Sans doute un nombre, quelque grand qu’il soit, ne peut pas être actuellement infini, puisqu’on peut toujours par la pensée