La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01. Honore de Balzac
affections morbides; ces phénomènes au moins curieux, tous émanés de la même source, sapaient bien des doutes, emmenaient les plus indifférents sur le terrain des expériences. Minoret ignorait ce mouvement des esprits, si grand dans le nord de l'Europe, encore si faible en France, où se passaient néanmoins de ces faits qualifiés de merveilleux par les observateurs superficiels, et qui tombent comme des pierres au fond de la mer, dans le tourbillon des événements parisiens.
Au commencement de cette année, le repos de l'anti-mesmérien fut troublé par la lettre suivante.
«Mon vieux camarade,
»Toute amitié, même perdue, a des droits qui se prescrivent difficilement. Je sais que vous vivez encore, et je me souviens moins de notre inimitié que de nos beaux jours au taudis de Saint-Julien-le-Pauvre. Au moment de m'en aller de ce monde, je tiens à vous prouver que le magnétisme va constituer une des sciences les plus importantes, si toutefois la science ne doit pas être une. Je puis foudroyer votre incrédulité par des preuves positives. Peut-être devrai-je à votre curiosité le bonheur de vous serrer encore une fois la main, comme nous nous la serrions avant Mesmer.
Piqué comme l'est un lion par un taon, l'anti-mesmérien bondit jusqu'à Paris et mit sa carte chez le vieux Bouvard, qui demeurait rue Férou, près de Saint-Sulpice. Bouvard lui mit une carte à son hôtel, en lui écrivant: «Demain, à neuf heures, rue Saint-Honoré, en face l'Assomption.» Minoret, redevenu jeune, ne dormit pas. Il alla voir les vieux médecins de sa connaissance, et leur demanda si le monde était bouleversé, si la médecine avait une École, si les quatre Facultés vivaient encore. Les médecins le rassurèrent en lui disant que le vieil esprit de résistance existait; seulement, au lieu de persécuter, l'Académie de médecine et l'Académie des sciences pouffaient de rire en rangeant les faits magnétiques parmi les surprises de Comus, de Comte, de Bosco, dans les jongleries, la prestidigitation et ce qu'on nomme la physique amusante. Ces discours n'empêchèrent point le vieux Minoret d'aller au rendez-vous que lui donnait le vieux Bouvard. Après quarante-quatre années d'inimitié, les deux antagonistes se revirent sous une porte cochère de la rue Saint-Honoré. Les Français sont trop continuellement distraits pour se haïr pendant longtemps. A Paris surtout, les faits étendent trop l'espace et font en politique, en littérature et en science la vie trop vaste pour que les hommes n'y trouvent pas des pays à conquérir où leurs prétentions peuvent régner à l'aise. La haine exige tant de forces toujours armées que l'on s'y met plusieurs quand on veut haïr pendant longtemps. Aussi les Corps peuvent-ils seuls y avoir de la mémoire. Après quarante-quatre ans, Robespierre et Danton s'embrasseraient. Cependant chacun des deux docteurs garda sa main sans l'offrir. Bouvard le premier dit à Minoret: — Tu te portes à ravir.
— Oui, pas mal, et toi? répondit Minoret une fois la glace rompue.
— Moi, comme tu vois.
— Le magnétisme empêche-t-il de mourir? demanda Minoret d'un ton plaisant mais sans aigreur.
— Non, mais il a failli m'empêcher de vivre.
— Tu n'es donc pas riche? fit Minoret.
— Bah! dit Bouvard.
— Eh! bien, je suis riche, moi, s'écria Minoret.
— Ce n'est pas à ta fortune, mais à ta conviction que j'en veux. Viens, répondit Bouvard.
— Oh! l'entêté! s'écria Minoret.
Le mesmérien entraîna l'incrédule dans un escalier assez obscur, et le lui fit monter avec précaution jusqu'au quatrième étage.
En ce moment se produisait à Paris un homme extraordinaire, doué par la foi d'une incalculable puissance, et disposant des pouvoirs magnétiques dans toutes leurs applications. Non-seulement ce grand inconnu, qui vit encore, guérissait par lui-même à distance les maladies les plus cruelles, les plus invétérées, soudainement et radicalement, comme jadis le Sauveur des hommes; mais encore il produisait instantanément les phénomènes les plus curieux du somnambulisme en domptant les volontés les plus rebelles. La physionomie de cet inconnu, qui dit ne relever que de Dieu et communiquer avec les anges comme Swedenborg, est celle du lion; il y éclate une énergie concentrée, irrésistible. Ses traits, singulièrement contournés, ont un aspect terrible et foudroyant; sa voix qui vient des profondeurs de l'être, est comme chargée du fluide magnétique, elle entre en l'auditeur par tous les pores. Dégoûté de l'ingratitude publique après des milliers de guérisons, il s'est rejeté dans une impénétrable solitude, dans un néant volontaire. Sa toute puissante main, qui a rendu des filles mourantes à leurs mères, des pères à leurs enfants éplorés, des maîtresses idolâtres à des amants ivres d'amour; qui a guéri les malades abandonnés par les médecins, qui faisait chanter des hymnes dans les synagogues, dans les temples et dans les églises par des prêtres de différents cultes ramenés tous au même Dieu par le même miracle; qui adoucissait les agonies aux mourants chez desquels la vie était impossible; cette main souveraine, soleil de vie qui éblouissait les yeux fermés des somnambules, ne se lèverait pas pour rendre un héritier présomptif à une reine. Enveloppé dans le souvenir de ses bienfaits comme dans un suaire lumineux, il se refuse au monde et vit dans le ciel. Mais à l'aurore de son règne, surpris presque de son pouvoir, cet homme, dont le désintéressement a égalé la puissance, permettait à quelques curieux d'être témoins de ses miracles. Le bruit de cette renommée, qui fut immense et qui pourrait renaître demain, réveilla le docteur Bouvard sur le bord de la tombe. Le mesmérien, persécuté, put enfin voir les phénomènes les plus radieux de cette science, gardée en son cœur comme un trésor. Les malheurs de ce vieillard avaient ému le grand inconnu, qui lui donna quelques priviléges. Aussi Bouvard subissait-il, en montant l'escalier, les plaisanteries de son vieil antagoniste avec une joie malicieuse. Il ne lui répondit que par des: «Tu vas voir! tu vas voir!» et par ces petits hochements de tête que se permettent les gens sûrs de leur fait.
Les deux docteurs entrèrent dans un appartement plus que modeste. Bouvard alla parler pendant un moment dans une chambre à coucher contiguë au salon où attendait Minoret, dont la défiance s'éveilla; mais Bouvard vint aussitôt le prendre et l'introduisit dans cette chambre où se trouvaient le mystérieux swedenborgiste et une femme assise dans un fauteuil. Cette femme ne se leva point, et ne parut pas s'apercevoir de l'entrée des deux vieillards.
— Comment! plus de baquets? fit Minoret en souriant.
— Rien que le pouvoir de Dieu, répondit gravement le swedenborgiste qui parut à Minoret être âgé de cinquante ans.
Les trois hommes s'assirent, et l'inconnu se mit à causer. On parla pluie et beau temps, à la grande surprise du vieux Minoret qui se crut mystifié. Le swedenborgiste questionna le visiteur sur ses opinions scientifiques, et semblait évidemment prendre le temps de l'examiner.
— Vous venez ici en simple curieux, monsieur, dit-il enfin. Je n'ai pas l'habitude de prostituer une puissance qui, dans ma conviction, émane de Dieu; si j'en faisais un usage frivole ou mauvais, elle pourrait m'être retirée. Néanmoins, il s'agit, m'a dit monsieur Bouvard, de changer une conviction contraire à la nôtre, et d'éclairer un savant de bonne foi: je vais donc vous satisfaire. Cette femme que vous voyez, dit-il, en montrant l'inconnue, est dans le sommeil somnambulique. D'après les aveux et les manifestations de tous les somnambules, cet état constitue une vie délicieuse pendant laquelle l'être intérieur, dégagé de toutes les entraves apportées à l'exercice de ses facultés par la nature visible, se promène dans le monde que nous nommons invisible à tort. La vue et l'ouïe s'exercent alors d'une manière plus parfaite que dans l'état dit de veille, et peut-être sans le secours des organes qui sont la gaîne de ces épées lumineuses appelées la vue et l'ouïe! Pour l'homme mis dans cet état les distances et les obstacles matériels n'existent pas, ou sont traversés par une vie qui est en nous, et pour laquelle notre corps est un réservoir, un point d'appui nécessaire, une enveloppe. Les termes manquent pour des effets si nouvellement retrouvés; car aujourd'hui les mots impondérables,