La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01. Honore de Balzac
de la même manière avec cette enfant. Loin de reculer devant les audaces de l'innocence, ils expliquaient à Ursule la fin des choses et les moyens connus en ne lui formulant jamais que des idées justes. Quand, à propos d'une herbe, d'une fleur, d'une étoile, elle allait droit à Dieu, le professeur et le médecin lui disaient que le prêtre seul pouvait lui répondre. Aucun d'eux n'empiéta sur le terrain des autres. Le parrain se chargeait de tout le bien-être matériel et des choses de la vie; l'instruction regardait Jordy; la morale, la métaphysique et les hautes questions appartenaient au curé. Cette belle éducation ne fut pas, comme il arrive souvent dans les maisons les plus riches, contrariée par d'imprudents serviteurs. La Bougival, sermonnée à ce sujet, et trop simple d'ailleurs d'esprit et de caractère pour intervenir, ne dérangea point l'œuvre de ces grands esprits. Ursule, créature privilégiée, eut donc autour d'elle trois bons génies à qui son beau naturel rendit toute tâche douce et facile. Cette tendresse virile, cette gravité tempérée par les sourires, cette liberté sans danger, ce soin perpétuel de l'âme et du corps, firent d'elle, à l'âge de neuf ans, une enfant accomplie et charmante à voir. Par malheur, cette trinité paternelle se rompit. Dans l'année suivante, le vieux capitaine mourut, laissant au docteur et au curé son œuvre à continuer, après en avoir accompli la partie la plus difficile. Les fleurs devaient naître d'elles-mêmes dans un terrain si bien préparé. Le gentilhomme avait, pendant neuf ans, économisé mille francs par an, pour léguer dix mille francs à sa petite Ursule afin qu'elle conservât de lui un souvenir pendant toute sa vie. Dans un testament dont les motifs étaient touchants, il invitait sa légataire à se servir uniquement pour sa toilette des quatre ou cinq cents francs de rente que rendrait ce petit capital. Quand le juge de paix mit les scellés chez son vieil ami, on trouva dans un cabinet où jamais il n'avait laissé pénétrer personne une grande quantité de joujoux dont beaucoup étaient brisés et qui tous avaient servi, des joujoux du temps passé pieusement conservés, et que monsieur Bongrand devait brûler lui-même, à la prière du pauvre capitaine. Vers cette époque, elle dut faire sa première communion. L'abbé Chaperon employa toute une année à l'instruction de cette jeune fille, chez qui le cœur et l'intelligence, si développés, mais si prudemment maintenus l'un par l'autre, exigeaient une nourriture spirituelle particulière. Telle fut cette initiation à la connaissance des choses divines, que depuis cette époque où l'âme prend sa forme religieuse, Ursule devint la pieuse et mystique jeune fille dont le caractère fut toujours au-dessus des événements, et dont le cœur domina toute adversité. Ce fut alors aussi que commença secrètement entre cette vieillesse incrédule et cette enfance pleine de croyance une lutte pendant longtemps inconnue à celle qui la provoqua, mais dont le dénoûment occupait toute la ville, et devait avoir tant d'influence sur l'avenir d'Ursule en déchaînant contre elle les collatéraux du docteur.
Pendant les six premiers mois de l'année 1824, Ursule passa presque toutes ses matinées au presbytère. Le vieux médecin devina les intentions du curé. Le prêtre voulait faire d'Ursule un argument invincible. L'incrédule, aimé par sa filleule comme il l'eût été de sa propre fille, croirait à cette naïveté, serait séduit par les touchants effets de la religion dans l'âme d'une enfant dont l'amour ressemblait à ces arbres des climats indiens toujours chargés de fleurs et de fruits, toujours verts et toujours embaumés. Une belle vie est plus puissante que le plus vigoureux raisonnement. On ne résiste pas aux charmes de certaines images. Aussi le docteur eut-il les yeux mouillés de larmes, sans savoir pourquoi, quand il vit la fille de son cœur partant pour l'église, habillée d'une robe de crêpe blanc, chaussée de souliers de satin blanc, parée de rubans blancs, la tête ceinte d'une bandelette royale attachée sur le côté par un gros nœud, les mille boucles de sa chevelure ruisselant sur ses belles épaules blanches, le corsage bordé d'une ruche ornée de comètes, les yeux étoilés par une première espérance, volant grande et heureuse à une première union, aimant mieux son parrain depuis qu'elle s'était élevée jusqu'à Dieu. Quand il aperçut la pensée de l'éternité donnant la nourriture à cette âme jusqu'alors dans les limbes de l'enfance, comme après la nuit le soleil donne la vie à la terre; toujours sans savoir pourquoi, il fut fâché de rester seul au logis. Assis sur les marches de son perron, il tint pendant longtemps ses yeux fixés sur la grille entre les barreaux de laquelle sa pupille avait disparu en lui disant: — Parrain, pourquoi ne viens-tu pas? Je serai donc heureuse sans toi? Quoique ébranlé jusque dans ses racines, l'orgueil de l'encyclopédiste ne fléchit point encore. Il se promena cependant de façon à voir la procession des communiants, et distingua sa petite Ursule brillante d'exaltation sous le voile. Elle lui lança un regard inspiré qui remua, dans la partie rocheuse de son cœur, le coin fermé à Dieu. Mais le déiste tint bon, il se dit: — Momeries! Imaginer que, s'il existe un ouvrier des mondes, cet organisateur de l'infini s'occupe de ces niaiseries!.. Il rit et continua sa promenade sur les hauteurs qui dominent la route du Gâtinais, où les cloches sonnées en volée répandaient au loin la joie des familles.
Le bruit du trictrac est insupportable aux personnes qui ne savent pas ce jeu, l'un des plus difficiles qui existent. Pour ne pas ennuyer sa pupille, à qui l'excessive délicatesse de ses organes et de ses nerfs ne permettait pas d'entendre impunément ces mouvements et ce parlage dont la raison est inconnue, le curé, le vieux Jordy quand il vivait et le docteur attendaient toujours que leur enfant fût couchée ou en promenade. Il arrivait alors assez souvent que la partie était encore en train quand Ursule rentrait: elle se résignait alors avec une grâce infinie et se mettait auprès de la fenêtre à travailler. Elle avait de la répugnance pour ce jeu, dont les commencements sont en effet rudes et inaccessibles à beaucoup d'intelligences, et si difficiles à vaincre que, si l'on ne prend pas l'habitude de ce jeu pendant la jeunesse, il est presque impossible plus tard de l'apprendre. Or le soir de sa première communion, quand Ursule revint chez son tuteur, seul pour cette soirée, elle mit le trictrac devant le vieillard.
— Voyons, à qui le dé? dit-elle.
— Ursule, reprit le docteur, n'est-ce pas un péché de te moquer de ton parrain le jour de ta première communion?
— Je ne me moque point, dit-elle en s'asseyant; je me dois à vos plaisirs, vous qui veillez à tous les miens. Quand monsieur Chaperon était content, il me donnait une leçon de trictrac, et il m'a donné tant de leçons que je suis en état de vous gagner... Vous ne vous gênerez plus pour moi. Pour ne pas entraver vos plaisirs, j'ai vaincu toutes les difficultés, et le bruit du trictrac me plaît.
Ursule gagna. Le curé vint surprendre les joueurs et jouir de son triomphe. Le lendemain Minoret, qui jusqu'alors avait refusé de faire apprendre la musique à sa pupille, se rendit à Paris, y acheta un piano, prit des arrangements à Fontainebleau avec une maîtresse et se soumit à l'ennui que devaient lui causer les perpétuelles études de sa pupille. Une des prédictions de feu Jordy le phrénologiste se réalisa: la petite fille devint excellente musicienne. Le tuteur, fier de sa filleule, faisait en ce moment venir de Paris une fois par semaine un vieil Allemand nommé Schmucke, un savant professeur de musique, et subvenait aux dépenses de cet art, d'abord jugé par lui tout à fait inutile en ménage. Les incrédules n'aiment pas la musique, céleste langage développé par le catholicisme, qui a pris les noms des sept notes dans un de ses hymnes: chaque note est la première syllabe des sept premiers vers de l'hymne à saint Jean. Quoique vive, l'impression produite sur le vieillard par la première communion d'Ursule fut passagère. Le calme, le contentement que les œuvres de la résolution et la prière répandaient dans cette âme jeune furent aussi des exemples sans force pour lui. Sans aucun sujet de remords ni de repentir, Minoret jouissait d'une sérénité parfaite. En accomplissant ses bienfaits sans l'espoir d'une moisson céleste, il se trouvait plus grand que le catholique, auquel il reprochait toujours de faire de l'usure avec Dieu.
— Mais, lui disait l'abbé Chaperon, si les hommes voulaient tous se livrer à ce commerce, avouez que la société serait parfaite? il n'y aurait plus de malheureux. Pour être bienfaisant à votre manière, il faut être un grand philosophe; vous vous élevez à votre doctrine par le raisonnement, vous êtes une exception sociale; tandis qu'il suffit d'être chrétien pour être bienfaisant à la nôtre. Chez vous, c'est un effort; chez nous, c'est naturel.
— Cela veut dire, curé, que je pense et que vous sentez, voilà tout.
Cependant,