La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01. Honore de Balzac

La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01 - Honore de Balzac


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l'intérêt ouvre au fond des cœurs. Sous ses cheveux moins blancs que décolorés, rabattus en ondes sur sa tête, il montrait un front sagace dont la couleur jaune s'harmoniait aux filaments de sa maigre chevelure. Son visage ramassé lui donnait d'autant plus de ressemblance avec un renard, que son nez était court et pointu. Il jaillissait de sa bouche fendue comme celle des grands parleurs, des étincelles blanches qui rendaient sa conversation si pluvieuse, que Goupil disait méchamment: — Il faut un parapluie pour l'écouter. — Ou bien: Il pleut des jugements à la Justice de Paix. Ses yeux semblaient fins derrière ses lunettes; mais les ôtait-il, son regard émoussé paraissait niais. Quoiqu'il fût gai, presque jovial même, il se donnait un peu trop, par sa contenance, l'air d'un homme important. Il tenait presque toujours ses mains dans les poches de son pantalon, et ne les en tirait que pour raffermir ses lunettes par un mouvement presque railleur qui vous annonçait une observation fine ou quelque argument victorieux. Ses gestes, sa loquacité, ses innocentes prétentions trahissaient l'ancien avoué de province; mais ces légers défauts n'existaient qu'à la superficie; il les rachetait par une bonhomie acquise qu'un moraliste exact appellerait une indulgence naturelle à la supériorité. S'il avait un peu l'air d'un renard, il passait aussi pour profondément rusé, sans être improbe. Sa ruse était le jeu de la perspicacité. Mais n'appelle-t-on pas rusés les gens qui prévoient un résultat et se préservent des piéges qu'on leur a tendus? Le juge de paix aimait le whist, jeu que le capitaine, que le docteur savaient, et que le curé apprit en peu de temps.

      Cette petite société se fit une oasis dans le salon de Minoret. Le médecin de Nemours, qui ne manquait ni d'instruction ni de savoir-vivre, et qui honorait en Minoret une des illustrations de la médecine, y eut ses entrées; mais ses occupations, ses fatigues, qui l'obligeaient à se coucher tôt pour se lever de bonne heure, l'empêchèrent d'être aussi assidu que le furent les trois amis du docteur. La réunion de ces cinq personnes supérieures, les seules qui dans Nemours eussent des connaissances assez universelles pour se comprendre, explique la répulsion du vieux Minoret pour ses héritiers: s'il devait leur laisser sa fortune, il ne pouvait guère les admettre dans sa société. Soit que le maître de poste, le greffier et le percepteur eussent compris cette nuance, soit qu'ils fussent rassurés par la loyauté, par les bienfaits de leur oncle, ils cessèrent, à son grand contentement, de le voir. Ainsi les quatre vieux joueurs de whist et de trictrac, sept ou huit mois après l'installation du docteur à Nemours, formèrent une société compacte, exclusive, et qui fut pour chacun d'eux comme une fraternité d'arrière-saison, inespérée, et dont les douceurs n'en furent que mieux savourées. Cette famille d'esprits choisis eut dans Ursule une enfant adoptée par chacun d'eux selon ses goûts: le curé pensait à l'âme, le juge de paix se faisait le curateur, le militaire se promettait de devenir le précepteur; et, quant à Minoret, il était à la fois le père, la mère et le médecin.

      Après s'être acclimaté, le vieillard prit ses habitudes et régla sa vie comme elle se règle au fond de toutes les provinces. A cause d'Ursule il ne recevait personne le matin, il ne donnait jamais à dîner; ses amis pouvaient arriver chez lui vers six heures du soir et y rester jusqu'à minuit. Les premiers venus trouvaient les journaux sur la table du salon et les lisaient en attendant les autres, ou quelquefois ils allaient à la rencontre du docteur s'il était à la promenade. Ces habitudes tranquilles ne furent pas seulement une nécessité de la vieillesse, elles furent aussi chez l'homme du monde un sage et profond calcul pour ne pas laisser troubler son bonheur par l'inquiète curiosité de ses héritiers ni par le caquetage des petites villes. Il ne voulait rien concéder à cette changeante déesse, l'opinion publique, dont la tyrannie, un des malheurs de la France, allait s'établir et faire de notre pays une même province. Aussi, dès que l'enfant fut sevrée et marcha, renvoya-t-il la cuisinière que sa nièce, madame Minoret-Levrault, lui avait donnée, en découvrant qu'elle instruisait la maîtresse de poste de tout ce qui se passait chez lui.

      La nourrice de la petite Ursule, veuve d'un pauvre ouvrier sans autre nom qu'un nom de baptême et qui venait de Bougival, avait perdu son dernier enfant à six mois, au moment où le docteur, qui la connaissait pour une honnête et bonne créature, la prit pour nourrice, touché de sa détresse. Sans fortune, venue de la Bresse où sa famille était dans la misère, Antoinette Patris, veuve de Pierre dit de Bougival, s'attacha naturellement à Ursule comme s'attachent les mères de lait à leurs nourrissons quand elles les gardent. Cette aveugle affection maternelle s'augmenta du dévouement domestique. Prévenue des intentions du docteur, la Bougival apprit sournoisement à faire la cuisine, devint propre, adroite et se plia aux habitudes du vieillard. Elle eut des soins minutieux pour les meubles et les appartements, enfin elle fut infatigable. Non-seulement le docteur voulait que sa vie privée fût murée, mais encore il avait des raisons pour dérober la connaissance de ses affaires à ses héritiers. Dès la deuxième année de son établissement, il n'eut donc plus au logis que la Bougival, sur la discrétion de laquelle il pouvait compter absolument, et il déguisa ses véritables motifs sous la toute-puissante raison de l'économie. Au grand contentement de ses héritiers, il se fit avare. Sans patelinage et par la seule influence de sa sollicitude et de son dévouement, la Bougival, âgée de quarante-trois ans au moment où ce drame commence, était la gouvernante du docteur et de sa protégée, le pivot sur lequel tout roulait au logis, enfin la femme de confiance. On l'avait appelée la Bougival par l'impossibilité reconnue d'appliquer à sa personne son prénom d'Antoinette, car les noms et les figures obéissent aux lois de l'harmonie.

      L'avarice du docteur ne fut pas un vain mot, mais elle eut un but. A compter de 1817, il retrancha deux journaux et cessa ses abonnements à ses recueils périodiques. Sa dépense annuelle, que tout Nemours put estimer, ne dépassa point dix-huit cents francs par an. Comme tous les vieillards, ses besoins en linge, chaussure ou vêtements étaient presque nuls. Tous les six mois il faisait un voyage à Paris, sans doute pour toucher et placer lui-même ses revenus. En quinze ans il ne dit pas un mot qui eût trait à ses affaires. Sa confiance en Bongrand vint fort tard; il ne s'ouvrit à lui sur ses projets qu'après la révolution de 1830. Telles étaient dans la vie du docteur les seules choses alors connues de la bourgeoisie et de ses héritiers. Quant à ses opinions politiques, comme sa maison ne payait que cent francs d'impôts, il ne se mêlait de rien, et repoussait aussi bien les souscriptions royalistes que les souscriptions libérales. Son horreur connue pour la prêtraille et son déisme aimaient si peu les manifestations qu'il mit à la porte un commis-voyageur envoyé par son petit-neveu Désiré Minoret-Levrault pour lui proposer un Curé Meslier et les discours du général Foy. La tolérance ainsi entendue parut inexplicable aux libéraux de Nemours.

      Les trois héritiers collatéraux du docteur, Minoret-Levrault et sa femme, monsieur et madame Massin-Levrault junior, monsieur et madame Crémière-Crémière, que nous appellerons simplement Crémière, Massin et Minoret, puisque ces distinctions entre homonymes ne sont nécessaires que dans le Gâtinais; ces trois familles, trop occupées pour créer un autre centre, se voyaient comme on se voit dans les petites villes. Le maître de poste donnait un grand dîner le jour de la naissance de son fils, un bal au carnaval, un autre au jour anniversaire de son mariage, et il invitait alors toute la bourgeoisie de Nemours. Le percepteur réunissait aussi deux fois par an ses parents et ses amis. Le greffier de la Justice de Paix, trop pauvre, disait-il, pour se jeter en de telles profusions, vivait petitement dans une maison située au milieu de la Grand'rue, et dont une portion, le rez-de-chaussée, était louée à sa sœur, directrice de la poste aux lettres, autre bienfait du docteur. Néanmoins, pendant l'année, ces trois héritiers ou leurs femmes se rencontraient en ville, à la promenade, au marché le matin, sur les pas de leurs portes ou le dimanche après la messe, sur la place, comme en ce moment; en sorte qu'ils se voyaient tous les jours. Or, depuis trois ans surtout, l'âge du docteur, son avarice et sa fortune autorisaient des allusions ou des propos directs relatifs à la succession qui finirent par gagner de proche en proche et par rendre également célèbres et le docteur et ses héritiers. Depuis six mois, il ne se passait pas de semaine que les amis ou les voisins des héritiers Minoret ne leur parlassent avec une sourde envie du jour où, les deux yeux du bonhomme se fermant, ses coffres s'ouvriraient.

      — Le docteur Minoret a beau être médecin et s'entendre avec la mort, il n'y a que Dieu d'éternel, disait l'un.

      — Bah!


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