La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01. Honore de Balzac
tôt ou tard découvertes et toujours accompagnées d'encouragements spirituels, s'accomplissaient avec une naïveté sublime. Cette vie était d'autant plus méritoire que l'abbé Chaperon possédait une érudition aussi vaste que variée et de précieuses facultés. Chez lui la finesse et la grâce, inséparables compagnes de la simplicité, rehaussaient une élocution digne d'un prélat. Ses manières, son caractère et ses mœurs donnaient à son commerce la saveur exquise de tout ce qui dans l'intelligence est à la fois spirituel et candide. Ami de la plaisanterie, il n'était jamais prêtre dans un salon. Jusqu'à l'arrivée du docteur Minoret, le bonhomme laissa ses lumières sous le boisseau sans regret; mais peut-être lui sut-il gré de les utiliser. Riche d'une assez belle bibliothèque et de deux mille livres de rente quand il vint à Nemours, le curé ne possédait plus en 1829 que les revenus de sa cure, presque entièrement distribués chaque année. D'excellent conseil dans les affaires délicates ou dans les malheurs, plus d'une personne qui n'allait point à l'église y chercher des consolations allait au presbytère y chercher des avis. Pour achever ce portrait moral, il suffira d'une petite anecdote. Des paysans, rarement il est vrai, mais enfin de mauvaises gens se disaient poursuivis ou se faisaient poursuivre fictivement pour stimuler la bienfaisance de l'abbé Chaperon. Ils trompaient leurs femmes, qui, voyant leur maison menacée d'expropriation et leurs vaches saisies, trompaient par leurs innocentes larmes le pauvre curé, qui leur trouvait alors les sept ou huit cents francs demandés, avec lesquels le paysan achetait un lopin de terre. Quand de pieux personnages, des fabriciens, démontrèrent la fraude à l'abbé Chaperon en le priant de les consulter pour ne pas être victime de la cupidité, il leur dit: — Peut-être ces gens auraient-ils commis quelque chose de blâmable pour avoir leur arpent de terre, et n'est-ce pas encore faire le bien que d'empêcher le mal? On aimera peut-être à trouver ici l'esquisse de cette figure, remarquable en ce que les sciences et les lettres avaient passé dans ce cœur et dans cette forte tête sans y rien corrompre. A soixante ans l'abbé Chaperon avait les cheveux entièrement blancs, tant il éprouvait vivement les malheurs d'autrui, tant aussi les événements de la Révolution avaient agi sur lui. Deux fois incarcéré pour deux refus de serment, deux fois, selon son expression, il avait dit son In manus. Il était de moyenne taille, ni gras ni maigre. Son visage, très-ridé, très-creusé, sans couleur, occupait tout d'abord le regard par la tranquillité profonde des lignes et par la pureté des contours qui semblaient bordés de lumière. Le visage d'un homme chaste a je ne sais quoi de radieux. Des yeux bruns, à prunelle vive, animaient ce visage irrégulier surmonté d'un front vaste. Son regard exerçait un empire explicable par une douceur qui n'excluait pas la force. Les arcades de ses yeux formaient comme deux voûtes ombragées de gros sourcils grisonnants qui ne faisaient point peur. Comme il avait perdu beaucoup de ses dents, sa bouche était déformée et ses joues rentraient; mais cette destruction ne manquait pas de grâce, et ces rides pleines d'aménité semblaient vous sourire. Sans être goutteux, il avait les pieds si sensibles, il marchait si difficilement qu'il gardait des souliers en veau d'Orléans par toutes les saisons. Il trouvait la mode des pantalons peu convenable pour un prêtre, et se montrait toujours vêtu de gros bas en laine noire tricotés par sa gouvernante et d'une culotte de drap. Il ne sortait point en soutane, mais en redingote brune, et conservait le tricorne courageusement porté dans les plus mauvais jours. Ce noble et beau vieillard, dont la figure était toujours embellie par la sérénité d'une âme sans reproche, devait avoir sur les choses et sur les hommes de cette histoire une si grande influence qu'il fallait tout d'abord remonter à la source de son autorité.
Minoret recevait trois journaux: un libéral, un ministériel, un ultrà, quelques recueils périodiques et des journaux de science, dont les collections grossissaient sa bibliothèque. Les journaux, l'encyclopédiste et les livres furent un attrait pour un ancien capitaine au régiment de Royal-Suédois, nommé monsieur de Jordy, gentilhomme voltairien et vieux garçon qui vivait de seize cents francs de pension et rente viagères. Après avoir lu pendant quelques jours les gazettes par l'entremise du curé, monsieur de Jordy jugea convenable d'aller remercier le docteur. Dès la première visite, le vieux capitaine, ancien professeur à l'École-Militaire, conquit les bonnes grâces du vieux médecin, qui lui rendit sa visite avec empressement. Monsieur de Jordy, petit homme sec et maigre, mais tourmenté par le sang, quoiqu'il eût la face très-pâle, vous frappait tout d'abord par son beau front à la Charles XII, au-dessus duquel il maintenait ses cheveux coupés ras comme ceux de ce roi-soldat. Ses yeux bleus, qui eussent fait dire: L'amour a passé par là, mais profondément attristés, intéressaient au premier regard où s'entrevoyaient des souvenirs sur lesquels il gardait d'ailleurs un si profond secret que jamais ses vieux amis ne surprirent ni une allusion à sa vie passée ni une de ces exclamations arrachées par une similitude de catastrophes. Il cachait le douloureux mystère de son passé sous une gaieté philosophique; mais, quand il se croyait seul, ses mouvements, engourdis par une lenteur moins sénile que calculée, attestaient une pensée pénible et constante: aussi l'abbé Chaperon l'avait-il surnommé le chrétien sans le savoir. Allant toujours vêtu de drap bleu, son maintien un peu roide et son vêtement trahissaient les anciennes coutumes de la discipline militaire. Sa voix douce et harmonieuse remuait l'âme. Ses belles mains, la coupe de sa figure, qui rappelait celle du comte d'Artois, en montrant combien il avait été charmant dans sa jeunesse, rendaient le mystère de sa vie encore plus impénétrable. On se demandait involontairement quel malheur pouvait avoir atteint la beauté, le courage, la grâce, l'instruction et les plus précieuses qualités du cœur qui furent jadis réunies en sa personne. Monsieur de Jordy tressaillait toujours au nom de Robespierre. Il prenait beaucoup de tabac, et, chose étrange, il s'en déshabitua pour la petite Ursule, qui manifestait, à cause de cette habitude, de la répugnance pour lui. Dès qu'il put voir cette petite, le capitaine attacha sur elle de longs regards presque passionnés. Il aimait si follement ses jeux, il s'intéressait tant à elle que cette affection rendit encore plus étroits ses liens avec le docteur, qui n'osa jamais dire à ce vieux garçon: — Et vous aussi, vous avez donc perdu des enfants? Il est de ces êtres, bons et patients comme lui, qui passent dans la vie, une pensée amère au cœur et un sourire à la fois tendre et douloureux sur les lèvres, emportant avec eux le mot de l'énigme sans le laisser deviner par fierté, par dédain, par vengeance peut-être, n'ayant que Dieu pour confident et pour consolateur. Monsieur de Jordy ne voyait guère à Nemours, où, comme le docteur, il était venu mourir en paix, que le curé toujours aux ordres de ses paroissiens, et que madame de Portenduère qui se couchait à neuf heures. Aussi, de guerre lasse, avait-il fini par se mettre au lit de bonne heure, malgré les épines qui rembourraient son chevet. Ce fut donc une bonne fortune pour le médecin comme pour le capitaine que de rencontrer un homme ayant vu le même monde, qui parlait la même langue, avec lequel on pouvait échanger ses idées, et qui se couchait tard. Une fois que monsieur de Jordy, l'abbé Chaperon et Minoret eurent passé une première soirée, ils y éprouvèrent tant de plaisir que le prêtre et le militaire revinrent tous les soirs à neuf heures, moment où, la petite Ursule couchée, le vieillard se trouvait libre. Et tous trois, ils veillaient jusqu'à minuit ou une heure.
Bientôt ce trio devint un quatuor. Un autre homme, à qui la vie était connue et qui devait à la pratique des affaires cette indulgence, ce savoir, cette masse d'observations, cette finesse, ce talent de conversation que le militaire, le médecin, le curé devaient à la pratique des âmes, des maladies et de l'enseignement, le juge de paix flaira les plaisirs de ces soirées et rechercha la société du docteur. Avant d'être juge de paix à Nemours, monsieur Bongrand avait été pendant dix ans avoué à Melun, où il plaidait lui-même selon l'usage des villes où il n'y a pas de barreau. Devenu veuf à l'âge de quarante-cinq ans, il se sentait encore trop actif pour ne rien faire; il avait donc demandé la Justice de Paix de Nemours, vacante quelques mois avant l'installation du docteur. Le garde des sceaux est toujours heureux de trouver des praticiens, et surtout des gens à leur aise pour exercer cette importante magistrature. Monsieur Bongrand vivait modestement à Nemours des quinze cents francs de sa place, et pouvait ainsi consacrer ses revenus à son fils, qui faisait son Droit à Paris, tout en étudiant la procédure chez le fameux avoué Derville. Le père Bongrand ressemblait assez à un vieux chef de division en retraite: il avait cette figure moins blême que blêmie où les affaires, les mécomptes, le dégoût ont laissé leurs empreintes, ridée par la réflexion et aussi par les continuelles contractions familières aux gens obligés