La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01. Honore de Balzac
ne lui laissera pas tout.
Ursule, selon les prévisions de madame Massin, était la bête noire des héritiers, leur épée de Damoclès, et ce mot: — Bah! qui vivra verra! conclusion favorite de madame Crémière, disait assez qu'ils lui souhaitaient plus de mal que de bien.
Le percepteur et le greffier, pauvres en comparaison du maître de poste, avaient souvent évalué, par forme de conversation, l'héritage du docteur. En se promenant le long du canal ou sur la route, s'ils voyaient venir leur oncle, ils se regardaient d'un air piteux.
— Il a sans doute gardé pour lui quelque élixir de longue vie, disait l'un.
— Il a fait un pacte avec le diable, répondait l'autre.
— Il devrait nous avantager nous deux, car ce gros Minoret n'a besoin de rien.
— Ah! Minoret a un fils qui lui mangera bien de l'argent!
— A quoi estimez-vous la fortune du docteur? disait le greffier au financier.
— Au bout de douze ans, douze mille francs économisés chaque année donnent cent quarante-quatre mille francs, et les intérêts composés produisent au moins cent mille francs; mais, comme il a dû, conseillé par son notaire à Paris, faire quelques bonnes affaires, et que jusqu'en 1822 il a dû placer à huit et à sept et demi sur l'État, le bonhomme remue maintenant environ quatre cent mille francs, sans compter ses quatorze mille livres de rente en cinq pour cent, à cent seize aujourd'hui. S'il mourait demain sans avantager Ursule, il nous laisserait donc sept à huit cent mille francs, outre sa maison et son mobilier.
— Eh! bien, cent mille à Minoret, cent mille à la petite, et à chacun de nous trois cents: voilà ce qui serait juste.
— Ah! cela nous chausserait proprement.
— S'il faisait cela, s'écriait Massin, je vendrais mon greffe, j'achèterais une belle propriété, je tâcherais de devenir juge à Fontainebleau, et je serais député.
— Moi, j'achèterais une charge d'agent de change, disait le percepteur.
— Malheureusement cette petite fille qu'il a sous le bras et le curé l'ont si bien cerné que nous ne pouvons rien sur lui.
— Après tout, nous sommes toujours bien certains qu'il ne laissera rien à l'Église.
Chacun peut maintenant concevoir en quelles transes étaient les héritiers en voyant leur oncle allant à la messe. On a toujours assez d'esprit pour concevoir une lésion d'intérêts. L'intérêt constitue l'esprit du paysan aussi bien que celui du diplomate, et sur ce terrain le plus niais en apparence serait peut-être le plus fort. Aussi ce terrible raisonnement: «Si la petite Ursule a le pouvoir de jeter son protecteur dans le giron de l'Église, elle aura bien celui de se faire donner sa succession,» éclatait-il en lettres de feu dans l'intelligence du plus obtus des héritiers. Le maître de poste avait oublié l'énigme contenue dans la lettre de son fils pour accourir sur la place; car, si le docteur était dans l'église à lire l'ordinaire de la messe, il s'agissait de deux cent cinquante mille francs à perdre. Avouons-le, la crainte des héritiers tenait aux plus forts et aux plus légitimes des sentiments sociaux, les intérêts de famille.
— Eh! bien, monsieur Minoret, dit le maire (ancien meunier devenu royaliste, un Levrault-Crémière), quand le diable devint vieux, il se fit ermite. Votre oncle est, dit-on, des nôtres.
— Vaut mieux tard que jamais, mon cousin, répondit le maître de poste en essayant de dissimuler sa contrariété.
— Celui-là rirait-il si nous étions frustrés! il serait capable de marier son fils à cette damnée fille que le diable puisse entortiller de sa queue! s'écria Crémière en serrant les poings et montrant le maire sous le porche.
— A qui donc en a-t-il le père Crémière? dit le boucher de Nemours, un Levrault-Levrault fils aîné. N'est-il pas content de voir son oncle prendre le chemin du paradis?
— Qui aurait jamais cru cela? dit le greffier.
— Ah! il ne faut jamais dire: «Fontaine je ne boirai pas de ton eau,» répondit le notaire qui, voyant de loin le groupe, se détacha de sa femme en la laissant aller seule à l'église.
— Voyons, monsieur Dionis, dit Crémière en prenant le notaire par le bras, que nous conseillez-vous de faire dans cette circonstance?
— Je vous conseille, dit le notaire en s'adressant aux héritiers, de vous coucher et de vous lever à vos heures habituelles, de manger votre soupe sans la laisser refroidir, de mettre vos pieds dans vos souliers, vos chapeaux sur vos têtes, enfin de continuer votre genre de vie absolument comme si de rien n'était.
— Vous n'êtes pas consolant, lui dit Massin en lui jetant un regard de compère.
Malgré sa petite taille et son embonpoint, malgré son visage épais et ramassé, Crémière-Dionis était délié comme une soie. Pour faire fortune, il s'était associé secrètement avec Massin, à qui sans doute il indiquait les paysans gênés et les pièces de terre à dévorer. Ces deux hommes choisissaient ainsi les affaires, n'en laissaient point échapper de bonnes, et se partageaient les bénéfices de cette usure hypothécaire qui retarde, sans l'empêcher, l'action des paysans sur le sol. Aussi, moins pour Minoret le maître de poste, et Crémière le receveur, que pour son ami le greffier, Dionis portait-il un vif intérêt à la succession du docteur. La part de Massin devait tôt ou tard grossir les capitaux avec lesquels les deux associés opéraient dans le canton.
— Nous tâcherons de savoir par monsieur Bongrand d'où part ce coup, répondit le notaire à voix basse en avertissant Massin de se tenir coi.
— Mais que fais-tu donc là, Minoret? cria tout à coup une petite femme qui fondit sur le groupe au milieu duquel le maître de poste se voyait comme une tour. Tu ne sais pas où est Désiré, et tu restes planté sur tes jambes à bavarder quand je te croyais à cheval! Bonjour, mesdames et messieurs.
Cette petite femme maigre, pâle et blonde, vêtue d'une robe d'indienne blanche à grandes fleurs couleur chocolat, coiffée d'un bonnet brodé garni de dentelle, et portant un petit châle vert sur ses plates épaules, était la maîtresse de poste qui faisait trembler les plus rudes postillons, les domestiques et les charretiers; qui tenait la caisse, les livres, et menait la maison au doigt et à l'œil, selon l'expression populaire des voisins. Comme les vraies ménagères, elle n'avait aucun joyau sur elle. Elle ne donnait point, selon son expression, dans le clinquant et les colifichets; elle s'attachait au solide, et gardait, malgré la fête, son tablier noir dans les poches duquel sonnait un trousseau de clefs. Sa voix glapissante déchirait le tympan des oreilles. En dépit du bleu tendre de ses yeux, son regard rigide offrait une visible harmonie avec les lèvres minces d'une bouche serrée, avec un front haut, bombé, très impérieux. Vif était le coup d'œil, plus vifs étaient le geste et la parole. Zélie, obligée d'avoir de la volonté pour deux, en avait toujours eu pour trois, disait Goupil qui fit remarquer les règnes successifs de trois jeunes postillons à tenue soignée établis par Zélie, chacun après sept ans de service. Aussi, le malicieux clerc les nommait-il: Postillon Ier, Postillon II et Postillon III. Mais le peu d'influence de ces jeunes gens dans la maison et leur parfaite obéissance prouvaient que Zélie s'était purement et simplement intéressée à de bons sujets.
— Eh! bien, Zélie aime le zèle, répondait le clerc à ceux qui lui faisaient ces observations.
Cette médisance était peu vraisemblable. Depuis la naissance de son fils nourri par elle sans qu'on pût apercevoir par où, la maîtresse de poste ne pensa qu'à grossir sa fortune, et s'adonna sans trêve à la direction de son immense établissement. Dérober une botte de paille ou quelques boisseaux d'avoine, surprendre Zélie dans les comptes les plus compliqués était la chose impossible, quoiqu'elle écrivît comme un chat et ne connût que l'addition et la soustraction pour toute arithmétique. Elle ne se promenait que pour aller toiser ses foins, ses regains