La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01. Honore de Balzac
en lui faisant observer qu'il avait refusé d'épouser la mère pour ne faire aucun tort à madame Minoret. Le docteur promit de donner à ce malheureux la moitié de la succession du facteur, dont le fonds fut acheté par Érard. Il fit chercher diplomatiquement son beau-frère naturel, Joseph Mirouët; mais Grimm lui dit un soir qu'après s'être engagé dans un régiment prussien, l'artiste avait déserté prenant un faux nom et déjouait toutes les recherches.
Joseph Mirouët, doué par la nature d'une voix séduisante, d'une taille avantageuse, d'une jolie figure, et par-dessus tout compositeur plein de goût et de verve, mena pendant quinze ans cette vie bohémienne que le Berlinois Hoffmann a si bien décrite. Aussi, vers quarante ans, fut-il en proie à de si grandes misères, qu'il saisit en 1806 l'occasion de redevenir Français. Il s'établit alors à Hambourg, où il épousa la fille d'un bon bourgeois, folle de musique, qui s'éprit de l'artiste dont la gloire était toujours en perspective, et qui voulut s'y consacrer. Mais après quinze ans de malheur, Joseph Mirouët ne sut pas soutenir le vin de l'opulence; son naturel dépensier reparut; et, tout en rendant sa femme heureuse, il dépensa sa fortune en peu d'années. La misère revint. Le ménage dut avoir traîné l'existence la plus horrible pour que Joseph Mirouët en arrivât à s'engager comme musicien dans un régiment français. En 1813, par le plus grand des hasards, le chirurgien-major de ce régiment, frappé de ce nom de Mirouët, écrivit au docteur Minoret auquel il avait des obligations. La réponse ne se fit pas attendre. En 1814, avant la capitulation de Paris, Joseph Mirouët eut à Paris un asile où sa femme mourut en donnant le jour à une petite fille que le docteur voulut appeler Ursule, le nom de sa femme. Le capitaine de musique ne survécut pas à la mère, épuisé comme elle de fatigues et de misères. En mourant, l'infortuné musicien légua sa fille au docteur, qui lui servit de parrain, malgré sa répugnance pour ce qu'il appelait les momeries de l'Église. Après avoir vu périr successivement ses enfants par des avortements, dans des couches laborieuses ou pendant leur première année, le docteur avait attendu l'effet d'une dernière expérience. Quand une femme malingre, nerveuse, délicate, débute par une fausse couche, il n'est pas rare de la voir se conduire dans ses grossesses et dans ses enfantements comme s'était conduite Ursule Minoret, malgré les soins, les observations et la science de son mari. Le pauvre homme s'était souvent reproché leur mutuelle persistance à vouloir des enfants. Le dernier, conçu après un repos de deux ans, était mort pendant l'année 1792, victime de l'état nerveux de la mère, s'il faut donner raison aux physiologistes qui pensent que, dans le phénomène inexplicable de la génération, l'enfant tient au père par le sang et à la mère par le système nerveux. Forcé de renoncer aux jouissances du sentiment le plus puissant chez lui, la bienfaisance fut sans doute pour le docteur une revanche de sa paternité trompée. Durant sa vie conjugale, si cruellement agitée, le docteur avait, par-dessus tout, désiré une petite fille blonde, une de ces fleurs qui font la joie d'une maison; il accepta donc avec bonheur le legs que lui fit Joseph Mirouët et reporta sur l'orpheline les espérances de ses rêves évanouis. Pendant deux ans il assista, comme fit jadis Caton pour Pompée, aux plus minutieux détails de la vie d'Ursule; il ne voulait pas que la nourrice lui donnât à teter, la levât, la couchât sans lui. Son expérience, sa science, tout fut au service de cette enfant. Après avoir ressenti les douleurs, les alternatives de crainte et d'espérance, les travaux et les joies d'une mère, il eut le bonheur de voir dans cette fille de la blonde Allemagne et de l'artiste français une vigoureuse vie, une sensibilité profonde. L'heureux vieillard suivit avec les sentiments d'une mère les progrès de cette chevelure blonde, d'abord duvet, puis soie, puis cheveux légers et fins, si caressants aux doigts qui les caressent. Il baisa souvent ces petits pieds nus dont les doigts, couverts d'une pellicule sous laquelle le sang se voit, ressemblent à des boutons de rose. Il était fou de cette petite. Quand elle s'essayait au langage ou quand elle arrêtait ses beaux yeux bleus, si doux, sur toutes choses en y jetant ce regard songeur qui semble être l'aurore de la pensée et qu'elle terminait par un rire, il restait devant elle pendant des heures entières cherchant avec Jordy les raisons, que tant d'autres appellent des caprices, cachées sous les moindres phénomènes de cette délicieuse phase de la vie où l'enfant est à la fois une fleur et un fruit, une intelligence confuse, un mouvement perpétuel, un désir violent. La beauté d'Ursule, sa douceur la rendaient si chère au docteur qu'il aurait voulu changer pour elle les lois de la nature: il dit quelquefois au vieux Jordy avoir mal dans ses dents quand Ursule faisait les siennes. Lorsque les vieillards aiment les enfants, ils ne mettent pas de bornes à leur passion, ils les adorent. Pour ces petits êtres ils font taire leurs manies, et pour eux se souviennent de tout leur passé. Leur expérience, leur indulgence, leur patience, toutes les acquisitions de la vie, ce trésor si péniblement amassé, ils le livrent à cette jeune vie par laquelle ils se rajeunissent, et suppléent alors à la maternité par l'intelligence. Leur sagesse, toujours éveillée, vaut l'intuition de la mère; ils se rappellent les délicatesses qui chez elle sont de la divination, et ils les portent dans l'exercice d'une compassion dont la force se développe sans doute en raison de cette immense faiblesse. La lenteur de leurs mouvements remplace la douceur maternelle. Enfin chez eux comme chez les enfants, la vie est réduite au simple; et, si le sentiment rend la mère esclave, le détachement de toute passion et l'absence de tout intérêt permettent au vieillard de se donner en entier. Aussi n'est-il pas rare de voir les enfants s'entendre avec les vieilles gens. Le vieux militaire, le vieux curé, le vieux docteur, heureux des caresses et des coquetteries d'Ursule, ne se lassaient jamais de lui répondre ou de jouer avec elle. Loin de les impatienter, la pétulance de cette enfant les charmait, et ils satisfaisaient à tous ses désirs en faisant de tout un sujet d'instruction. Ainsi cette petite grandit environnée de vieilles gens qui lui souriaient et lui faisaient comme plusieurs mères autour d'elle, également attentives et prévoyantes. Grâce à cette savante éducation, l'âme d'Ursule se développa dans la sphère qui lui convenait. Cette plante rare rencontra son terrain spécial, aspira les éléments de sa vraie vie et s'assimila les flots de son soleil.
— Dans quelle religion élèverez-vous cette petite? demanda l'abbé Chaperon à Minoret quand Ursule eut six ans.
— Dans la vôtre, répondit le médecin.
Athée à la façon de monsieur de Wolmar dans la Nouvelle Héloïse, il ne se reconnut pas le droit de priver Ursule des bénéfices offerts par la religion catholique. Le médecin, assis sur un banc au-dessous de la fenêtre du cabinet chinois, se sentit alors la main pressée par la main du curé.
— Oui, curé, toutes les fois qu'elle me parlera de Dieu, je la renverrai à son ami Sapron, dit-il en imitant le parler enfantin d'Ursule. Je veux voir si le sentiment religieux est inné. Aussi n'ai-je rien fait pour, ni rien contre les tendances de cette jeune âme; mais je vous ai déjà nommé dans mon cœur son père spirituel.
— Ceci vous sera compté par Dieu, je l'espère, répondit l'abbé Chaperon en frappant doucement ses mains l'une contre l'autre et les élevant vers le ciel comme s'il faisait une courte prière mentale.
Ainsi, dès l'âge de six ans, la petite orpheline tomba sous le pouvoir religieux du curé, comme elle était déjà tombée sous celui de son vieil ami Jordy.
Le capitaine, autrefois professeur dans une des anciennes écoles militaires, occupé par goût de grammaire et des différences entre les langues européennes, avait étudié le problème d'un langage universel. Ce savant homme, patient comme tous les vieux maîtres, se fit donc un bonheur d'apprendre à lire et à écrire à Ursule en lui apprenant la langue française et ce qu'elle devait savoir de calcul. La nombreuse bibliothèque du docteur permit de choisir entre les livres ceux qui pouvaient être lus par un enfant, et qui devaient l'amuser en l'instruisant. Le militaire et le curé laissaient cette intelligence s'enrichir avec l'aisance et la liberté que le docteur laissait au corps. Ursule apprenait en se jouant. La religion contenait la réflexion. Abandonnée à la divine culture d'un naturel amené dans des régions pures par ces trois prudents instructeurs, Ursule alla plus vers le sentiment que vers le devoir, et prit pour règle de conduite la voix de la conscience plutôt que la loi sociale. Chez elle, le beau dans les sentiments et dans les actions devait être spontané: le jugement confirmerait l'élan du cœur. Elle était destinée à faire le bien comme un plaisir avant de le faire comme une obligation. Cette