Chronique de 1831 à 1862, Tome 3 (de 4). Dorothée Dino
d'une façon sublime, par le discours de Guizot; d'une façon niaise, par celui du maréchal Soult; d'une façon misérable, par l'attitude et le langage de tous. La vérité est que, dans le principe, ils ont présenté le projet de loi sur les fortifications contre l'opinion du Maréchal, violentant leur chef en fait d'art militaire, parce qu'ils croyaient que l'opinion publique était là. Depuis, le rôle qu'a pris M. Thiers comme rapporteur les a empêchés de dormir, et tout en s'accordant avec lui dans la Commission, ils lui quêtaient, près de nous, dans la Chambre, des échecs. L'amendement Schneider a été présenté d'accord avec eux, contre M. Thiers, et, par une autre combinaison plus ou moins avouée, d'accord avec le Maréchal, contre M. Guizot. Aussi M. Guizot s'est-il tout à coup ravisé, et après nous avoir, par une phrase significative, demandé de le voter dans son grand discours, il est venu sur tous les bancs, il y a trois jours, déclarer solennellement qu'il le combattrait. L'immense succès de M. Dufaure a changé de nouveau ces dispositions, car on craint que la force ne soit là. Hier soir, Thiers les a sommés de s'expliquer. Ils ont demandé la nuit pour y réfléchir; la réflexion ne peut rien apprendre qui rende digne, ni politique une telle conduite. Jamais on ne gouverna si mal une question. Ils ont réussi à se placer sous le protectorat de M. Thiers, en l'exaspérant par des trahisons évidentes, et à se séparer de MM. Passy et Dufaure, en blessant au même moment le parti conservateur dont la majorité repousse la grande muraille de M. Thiers. Quoi qu'il arrive, ils sont battus, car ils ont tour à tour conspiré contre tous. Que sortira-t-il de tout ceci? Au moins un grand discrédit et de profondes divisions. Je vais à la Chambre, d'où j'essayerai encore de vous dire, par post-scriptum, le langage du Cabinet et le vote de l'Assemblée, mais je m'attends à des tempêtes, et présidant la Chambre, au lieu et place de M. Sauzet, il me faudra avoir la main sur l'outre aux ouragans.»
«Post-scriptum de la Chambre.– Le Maréchal nous fait un discours insensé de duplicité cousue de gros fil, qui met le feu à la Chambre. Je n'ai que le temps de vous offrir mes hommages et d'envoyer à la poste.»
Rochecotte, 2 février 1841.– Les lettres d'hier ne disent rien; les journaux annoncent le rejet de l'amendement Schneider et l'adoption probable des forts et de l'enceinte continue, et cela, après le plus inconcevable discours du maréchal Soult, rajusté par celui, vraiment habile, de M. Guizot.
Rochecotte, 4 février 1841.– Il faisait bien froid hier, mais il faisait très clair, et je me suis promenée avec mon gendre dans les bois, où, malgré l'absence de feuilles, on est toujours plus abrité; mais aujourd'hui, il neige comme en Sibérie; cette nuit, le thermomètre est tombé à plus de 10 degrés. Quelle jolie reprise d'hiver!
Les journaux nous disent les fortifications votées; ceux mêmes qui les ont votées ne les voulaient pas, et on ne sait vraiment pas qui est dupe dans tout ceci. Une des plaisanteries de Paris, c'est de ne plus dire, quand il est question du maréchal Soult ce qu'on en a dit si longtemps, l'illustre Épée, mais de dire l'illustre Fourreau. C'est assez drôle et m'a fait rire.
Rochecotte, 5 février 1841.– Voici le passage principal d'une lettre de la comtesse Mollien: «Nous voilà donc fortifiés. Dans cette question très compliquée, tout le monde s'est attrapé, et, en définitive, on ne voit pas trop qui y gagne, excepté M. Thiers dont la joie, encore, est fort troublée par le succès de M. Guizot, car on convient, généralement, que c'est son dernier et très admirable discours qui a entraîné la Chambre des Députés. Reste maintenant celle des Pairs, qui pourrait bien, dit-on, se montrer assez taquine. Elle veut bien des forts extérieurs, plus ou moins éloignés, rattachés, etc… mais on aura de la peine à lui faire admettre l'enceinte continue. En lisant les articles du Journal des Débats, vous aurez vu sans doute qu'il était favorable à cette loi. Il n'en est rien, cependant; c'est Auguste de Veaux, le fils de Bertin de Veaux, qui seul était de cet avis, même avec une telle chaleur qu'il a violenté le journal en dépit de son père et de son oncle, non moins violents que lui dans l'opinion contraire, mais qui ont fini par céder à la jeunesse et à la qualité de député. Au Château, on est ravi, mais on n'y cache pas assez, ce me semble, que l'enceinte n'était que le passeport du reste. M. Bertin de Veaux disait, avant-hier, que cette enceinte était le tombeau de la civilisation parisienne, en attendant qu'elle devînt celui de la Monarchie. Il est sûr qu'elle était déjà devenue celui de la conversation. On s'y était absorbé; femmes et hommes, jeunes et vieux, en faisaient leur unique préoccupation: c'était parfaitement ennuyeux et ridicule!
«Il y a eu un bal monstre aux Tuileries. Il n'y en aura pas d'autres: pas de petit bal, un seul concert, voilà tout; seulement, le lundi gras, un petit bal déguisé, uniquement pour la famille et les maisons. Il n'y aura de déguisé que la jeunesse; les femmes non dansantes tout en blanc pour faire ressortir les autres.»
Rochecotte, 7 février 1841.– Il paraît que la Chambre des Pairs prend très mal les fortifications et qu'elle veut leur résister; je doute qu'elle en ait l'énergie. Mlle de Cossé épouse le duc de Rivière. Elle sera fort riche et veut être duchesse; lui, a bien peu de fortune. La vieille Mme de la Briche est parfaitement en enfance; ce qui n'empêche pas qu'elle veuille voir du monde, et n'y dise et n'y fasse des choses étranges.
Rochecotte, 9 février 1841.– On mande à mon gendre que la désunion sur les fortifications et la manière dont tout cela a été mené, a préparé pour tout le monde une fausse position. La division est dans le Conseil, dans la Chambre, partout. La Chambre des Pairs est décidément agitée et mécontente, aspirant à voter un amendement, y étant poussée par le maréchal Soult, Villemain et Teste, mais arrêtée par Guizot et Duchâtel.
Au milieu de tous ces troubles, on laissera passer très aisément les fonds secrets. Il n'y a donc plus d'autre question grave pour cette session, et M. Thiers, dit-on, n'est pas en état de livrer bataille sur celle-là.
La situation, au fond, à ce que dit M. Guizot, lui semble bonne, car la gauche, ajoute-t-il, est hors des affaires pour longtemps. Il se montre de plus en plus content du dehors, des avances qu'on lui fait, et dont il se vante beaucoup. Il va jusqu'à dire que le faisceau des quatre Puissances est rompu, ce qui me paraît un peu prématuré.
Rochecotte, 11 février 1841.– Je trouve ceci dans une lettre que m'écrit le duc de Noailles: «J'étudie les fortifications, puisque cette absurde loi nous arrive. Je ne puis la digérer et je ne veux pas qu'elle passe avec mon silence. Mgr le duc d'Orléans y est acharné. Il vient tous les jours à la Chambre des Pairs, même quand il n'y a que des pétitions à discuter; il note, il pointe, avec notre Grand Référendaire, M. Decazes, qui se traîne à la Chambre avec un carnet, tous les Pairs pour ou contre et compte les votes à l'avance. Il a dépêché hier quelqu'un, pendant la séance, à M. de Vérac, qui paraît rarement à la Chambre, pour savoir son opinion. Il a dit que si on manquait d'eau pour le mortier des constructions, il donnerait plutôt de son sang pour qu'elles ne soient pas interrompues. Il a dit à M. de Mornay, qui a parlé contre à la Chambre des Députés, qu'il avait parlé en marquis et non en patriote. Enfin, il chapitre tous les Pairs, les fait venir, leur donne à dîner, emploie tous les moyens. Il est vrai que presque toute la Chambre votera pour, tant les révolutions qui ont sillonné ce pays-ci l'ont aplati. Vous qui avez de l'attachement pour M. le duc d'Orléans, vous souffririez d'entendre tous les propos inconvenants et révolutionnaires que cette loi lui fait tenir, et qui circulent partout. M. Molé jette feu et flamme contre les fortifications, mais n'aura probablement pas le courage de parler contre; M. Pasquier est tout aussi furieux, et sera, probablement, tout aussi silencieux.
«Nous avons eu une charmante soirée pour les incendiés de Lyon, chez Mme Récamier3. Je m'étais chargé de l'arrangement des lieux, et l'estrade placée au fond du salon faisait à merveille pour la musique et la déclamation. Les artistes musiciens ont exécuté admirablement. La petite Rachel est arrivée tard, parce que le comité du Théâtre Français l'avait, par méchanceté, forcée à jouer ce même jour Mithridate. Elle est venue à onze heures, avec une bonne grâce, un empressement et une abnégation de toute prétention qui ont charmé tout le monde; elle a fort bien dit le Songe d'Athalie et la scène avec Joas. Ce sera bien mieux encore sur le théâtre, les effets de scène étant perdus dans
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Mme Récamier était venue, au commencement de la Restauration, et après la ruine de son mari, s'établir à l'Abbaye-au-Bois. Toutes les illustrations de l'époque briguaient la faveur d'être reçues dans son salon, qui, abstraction faite de la politique, était une sorte d'Hôtel de Rambouillet du dix-neuvième siècle, dont la belle Mme Récamier était la Julie.