Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 7 - (P). Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc

Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 7 - (P) - Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc


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étaient couvertes de ce badigeon d'une faible épaisseur, les ornements se détachant sur des fonds rouges et souvent rehaussés de traits noirs et de touches jaunes 57. Ce genre de décoration peinte paraît avoir été longtemps pratiqué dans les Gaules et jusqu'au moment où Charlemagne fit venir des artistes d'Italie et d'Orient. Cette dernière influence étrangère ne fut pas la seule cependant qui dut conduire à l'art de la peinture monumentale, tel que nous le voyons se développer au XIIe siècle. Les Saxons, les Normands, couvraient d'ornements peints leurs maisons, leurs ustensiles, leurs armes et leurs barques; et il existe dans la bibliothèque du Musée Britannique des vignettes de manuscrits saxons du XIe siècle qui sont, comme dessin, comme finesse d'exécution et comme entente de l'harmonie des tons, d'une beauté surprenante 58. Cet art venait évidemment de l'Inde septentrionale, de ce berceau commun à tous les peuples qui ont su harmoniser les couleurs. La facilité avec laquelle les Normands, à peine établis sur le sol de la Gaule, exercèrent et développèrent même l'art de l'architecture, la façon de vivre déjà raffinée à laquelle les Saxons étaient arrivés en Angleterre au moment de l'invasion de Guillaume le Bâtard, indiquent assez que ces peuples avaient en eux autre chose que des instincts de pillards, et qu'ils provenaient de familles possédant depuis longtemps certaines notions d'art. Mais d'abord il est nécessaire de bien s'entendre sur ce qu'est l'art de la peinture appliqué à l'architecture. De notre temps on a mis une si grande confusion en toutes ces questions d'art, qu'il est bon de poser d'abord les principes. Ce qu'on entend par un peuple de coloristes (pour me servir d'une expression consacrée, si mauvaise qu'elle soit), c'est-à-dire les Vénitiens, les Flamands par exemple, ne sont pas du tout coloristes à la façon des populations du Tibet, des Hindous, des Chinois, des Japonais, des Persans et même des Égyptiens de l'antiquité. Obtenir un effet saisissant dans un tableau, par le moyen de sacrifices habilement faits, d'une exagération de certains tons donnés par la nature, d'une entente très-délicate des demi-teintes, comme peuvent le faire, ou Titien, ou Rembrandt, ou Metzu, et faire un châle du Tibet, ce sont deux opérations très-distinctes de l'esprit. Il n'y a qu'un Titien, il n'y a qu'un Rembrandt et qu'un Metzu, et tous les tisserands de l'Inde arrivent à faire des écharpes de laine qui, sans exception aucune, donnent des assemblages harmoniques de couleur. Pour qu'un Titien ou qu'un Rembrandt se développe, il faut un milieu social extrêmement civilisé de tous points; mais le Tibétain le plus ignorant, vivant dans une cabane de bois, au milieu d'une famille misérable comme lui, tissera un châle dont le riche assemblage de couleurs charmera nos yeux et ne pourra être qu'imparfaitement imité par nos fabriques les mieux dirigées. L'état plus ou moins barbare d'un peuple, à notre point de vue, n'est donc pas un obstacle au développement d'une certaine partie de l'art de la peinture applicable à la décoration monumentale; mais il ne faut pas conclure cependant de ce qu'un peuple est très-civilisé, qu'il ne puisse arriver ou revenir à cet art monumental: témoin les Maures d'Espagne, gens très-civilisés, qui ont produit en fait de peinture appliquée à l'architecture d'excellents modèles; et de ce que l'art du peintre, comme on l'entend depuis le XVIe siècle, arrive à un degré très-élevé de perfection, on ne puisse en même temps posséder une peinture architectonique: témoin les Vénitiens des XVe et XVIe siècles. Une seule conclusion est à tirer des observations précédentes: c'est que l'art du peintre de tableaux et l'art du peintre appliqué à l'architecture procèdent très-différemment; que vouloir mêler ces deux arts, c'est tenter l'impossible. Quelques lignes suffiront pour faire ressortir cette impossibilité. Qu'est-ce qu'un tableau? C'est une scène que l'on fait voir au spectateur à travers un cadre, une fenêtre ouverte. Unité de point de vue, unité de direction de la lumière, unité d'effet. Pour bien voir un tableau, il n'est qu'un point, un seul, placé sur la perpendiculaire élevée du point de l'horizon qu'on nomme point visuel. Pour tout oeil délicat, regarder un tableau en dehors de cette condition unique est une souffrance, comme c'est une torture de se trouver devant une décoration de théâtre au-dessus ou au-dessous de la ligne de l'horizon. Beaucoup de gens subissent cette torture sans s'en douter, nous l'admettons; mais ce n'est pas sur la grossièreté des sens du plus grand nombre que nous pouvons établir les règles de l'art.

      Partant donc de cette condition rigoureuse imposée au tableau, nous ne comprenons pas un tableau, c'est-à-dire une scène représentée suivant les règles de la perspective, de la lumière et de l'effet, placé de telle façon que le spectateur se trouve à 4 ou 5 mètres au-dessous de son horizon, et bien loin du point de vue à droite ou à gauche. Les époques brillantes de l'art n'ont pas admis ces énormités: ou bien les peintres (comme pendant le moyen âge) n'ont tenu compte, dans les sujets peints à toutes hauteurs sur les murs, ni d'un horizon, ni d'un lieu réel, ni de l'effet perspectif, ni d'une lumière unique; ou bien ces peintres (comme ceux du XVIe et du XVIIe siècle) ont résolument abordé la difficulté en traçant les scènes qu'ils voulaient représenter sur les parois ou sous le plafond d'une salle, d'après une perspective unique, supposant que tous les personnages ou objets que l'on montrait au spectateur se trouvaient disposés réellement où on les figurait, et se présentaient par conséquent sous un aspect déterminé par cette place même. Ainsi voit-on, dans des plafonds de cette époque, des personnages par la plante des pieds, certaines figures dont les genoux cachent la poitrine. Naturellement cette façon de tromper l'oeil eut un grand succès. Il est clair cependant que si, dans cette manière de décoration monumentale, l'horizon est supposé placé à 2 mètres du sol, à la hauteur réelle de l'oeil du spectateur, il ne peut y avoir sur toute cette surface horizontale supposée à 2 mètres du pavé, qu'un seul point de vue. Or, du moment qu'on sort de ce point unique, le tracé perspectif de toute la décoration devient faux, toutes les lignes paraissent danser et donnent le mal de mer aux gens qui ont pris l'habitude de vouloir se rendre compte de ce que leurs yeux leur font percevoir. Quand l'art en vient à tomber dans ces erreurs, à vouloir sortir du domaine qui lui est assigné, il cesse bientôt d'exister: c'est le saut périlleux qui remplace l'éloquence, le jongleur qui prend la place de l'orateur. Mais encore les artistes qui ont adopté ce genre de peinture décorative ont pu admettre un point, un seul, disons-nous, d'où le spectateur pouvait, pensaient-ils, éprouver une satisfaction complète; c'était peu, sur toute la surface d'une salle, de donner un seul point d'où l'on pût en saisir parfaitement la décoration, mais enfin c'était quelque chose. Les scènes représentées se trouvaient d'ailleurs encadrées au milieu d'une ornementation qui elle-même affectait la réalité de reliefs, d'ombres et de lumières se jouant sur des corps saillants. C'était un système décoratif possédant son unité et sa raison, tandis qu'on ne saurait trouver la raison de ce parti de peinture, par exemple, qui, à côté de scènes affectant la réalité des effets, des ombres et des lumières, de la perspective, place des ornements plats composés de tons juxtaposés. Alors les scènes qui admettent l'effet réel produit par le relief et les différences de plans sont en dissonance complète avec cette ornementation plate. Ce n'était donc pas sans raison que les peintres du moyen âge voyaient dans la peinture, soit qu'elle figurât des scènes, soit qu'elle ne se composât que d'ornements, une surface qui devait toujours paraître plane, solide, qui était destinée non à produire une illusion, mais une harmonie. Nous admettons qu'on préfère la peinture en trompe-l'oeil de la voûte des Grands Jésuites à Rome à celle de la voûte de Saint-Savin, près de Poitiers; mais ce que nous ne saurions admettre, c'est qu'on prétende concilier ces deux principes opposés. Il faut opter pour l'un des deux.

      Si la peinture et l'architecture sont unies dans une entente intime de l'art pendant le moyen âge, à plus forte raison la peinture de figures et celle d'ornements ne font-elles qu'une seule et même couverte décorative. Le même esprit concevait la composition de la scène et celle de l'ornementation, la même main dessinait et coloriait l'une et l'autre, et les peintures monumentales ne pouvaient avoir l'apparence de tableaux encadrés de papier peint, comme cela n'arrive que trop souvent aujourd'hui, lorsqu'on fait ce qu'on veut appeler des peintures murales, lesquelles ne sont, à vrai dire, que des tableaux collés sur un mur, entourés d'un cadre qui, au lieu de les isoler comme le fait le cadre banal de bois doré, leur nuit, les éteint, les réduit à l'état de tache obscure ou claire, dérange l'effet, occupe trop le regard et gêne le spectateur. Quand la peinture des scènes, sur les murs d'un édifice, n'est pas traitée comme l'ornementation elle-même, elle est forcément


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<p>57</p>

Nous avons vu beaucoup de traces de ces sortes de peintures sur des fragments de monuments gallo-romains des bas temps; malheureusement ces traces disparaissent promptement au contact de l'air.

<p>58</p>

Voyez, entre autres, le Ms. de la bibl. Coll. Nero. D. IV, Évang. lat. Sax.