Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour. Louis Constant Wairy
fâcheux hasard l'empereur entendit; Sa Majesté lança un regard foudroyant à M. Frère, qui sentit alors la gravité de sa faute, et quand on eut fini de dîner, l'ordre de renvoyer l'imprudent valet de chambre fut donné par l'empereur avec un ton qui ne laissait pas d'espoir, et ne permettait pas de réplique.
M. Frère était un excellent serviteur, un homme doux, honnête et probe. C'était la première faute de ce genre qu'on eût à lui reprocher, et par conséquent elle méritait de l'indulgence. On fit des démarches auprès de monsieur le grand maréchal qui refusa son intercession, connaissant bien l'inflexibilité de l'empereur. Plusieurs autres personnes que le pauvre disgracié alla prier de parler pour lui répondirent comme le grand maréchal; de sorte que M. Frère, au désespoir, vint nous faire ses adieux. J'osai me charger de sa cause: j'espérais qu'en choisissant le moment favorable, je parviendrais à faire revenir Sa Majesté. L'ordre de renvoi portait que M. Frère eût à quitter le palais dans les vingt-quatre heures; je lui conseillai de ne point obéir, mais de se tenir soigneusement caché dans sa chambre, ce qu'il fit. Le soir, au coucher, Sa Majesté me parla de ce qui s'était passé, témoignant beaucoup de colère; je jugeai que le silence était le meilleur parti à prendre, et j'attendis. Le lendemain, l'impératrice eut la bonté de me faire dire qu'elle assisterait à la toilette de son époux, et que si je croyais devoir aborder la question, elle me soutiendrait de tout son pouvoir. En effet, voyant l'empereur d'assez bonne humeur, je parlai de M. Frère, et peignant à Sa Majesté les regrets de ce pauvre homme, je lui exposai les raisons qui pouvaient faire excuser la légèreté de sa conduite. «Sire, dis-je, c'est un homme de bien qui n'a pas de fortune, et qui soutient une famille nombreuse. S'il vient à quitter le service de sa majesté l'impératrice, on ne croira pas que c'est pour une faute dont le vin est plus coupable que lui, et il sera perdu pour toujours.» À ces mots, comme à bien d'autres prières encore, l'empereur ne répondait que par des interruptions faites avec toute les apparences d'un éloignement prononcé pour le pardon que je sollicitais. Heureusement l'impératrice voulut bien se joindre à moi et dire à son époux avec sa voix si touchante et si expressive: «Mon ami, si tu veux lui pardonner, tu me feras plaisir.» Enhardi par ce puissant patronage, je recommençai mes sollicitations, auxquelles l'empereur répondit brusquement en s'adressant à l'impératrice et à moi: «Enfin, vous le voulez? Eh bien, qu'il reste donc.»
M. Frère me remercia de tout son cœur; il ne pouvait croire à la bonne nouvelle que je lui apportais. Quant à l'impératrice, elle fut heureuse de la joie que ressentait ce fidèle serviteur, qui lui a donné jusqu'à sa mort les marques du plus entier dévouement. On m'a assuré qu'en 1814, lors du départ de l'empereur pour l'île d'Elbe, M. Frère n'aurait pas été le dernier à blâmer ma conduite, dont il ne connaissait pas les motifs. Je ne veux pas le croire, car il me semble qu'à sa place, si j'avais pensé ne pouvoir défendre un ami absent, au moins j'aurais gardé le silence.
Comme je l'ai dit, l'impératrice était extrêmement généreuse. Elle répandait beaucoup d'aumônes; elle était ingénieuse à trouver les occasions d'en répandre: beaucoup d'émigrés ne vivaient que de ses bienfaits. Elle entretenait une correspondance très-active avec les sœurs de la charité qui soignaient les malades, et leur envoyait une foule de choses. Ses valets de chambre étaient chargés d'aller partout porter au pauvre des secours de son inépuisable bienfaisance. Une foule d'autres personnes recevaient aussi chaque jour de semblables missions, et toutes ces aumônes, tous ces dons multipliés et si largement répandus, recevaient un prix inestimable de la grâce avec laquelle ils étaient offerts, du discernement avec lequel ils étaient distribués. Je pourrais citer mille exemples de cette délicate générosité.
M. de Beauharnais avait eu, au temps de son mariage avec Joséphine, une fille naturelle nommée Adèle. L'impératrice la chérissait autant que si elle eût été sa propre fille. Elle prit le plus grand soin de son éducation, la dota généreusement et la maria avec un préfet de l'empire.
Si l'impératrice montrait autant de tendresse pour une fille qui n'était pas la sienne, il est impossible de se faire une véritable idée de son amour, de son dévouement pour la reine Hortense et le prince Eugène. Il est vrai de dire que ses enfans le lui rendaient bien, et que jamais il ne fut au monde une meilleure comme une plus heureuse mère. Elle était fière de ses deux enfans, elle en parlait toujours avec un enthousiasme qui paraîtra bien naturel à toutes les personnes qui ont connu la reine de Hollande et le vice-roi d'Italie. J'ai raconté comment, rendu orphelin dans le plus bas âge, par l'échafaud révolutionnaire, le jeune Beauharnais avait gagné le cœur du général Bonaparte en venant lui demander l'épée de son père. On sait aussi comment cette action donna au général l'envie de voir Joséphine, et ce qui résulta de cette entrevue. Lorsque madame de Beauharnais fut devenue l'épouse du général Bonaparte, Eugène entra dans la carrière militaire, et s'attacha aussitôt à la fortune de son beau-père, qui l'appela près de lui en Italie, en qualité d'aide-de-camp. Il était chef d'escadron dans les chasseurs de la garde consulaire, lorsqu'à l'immortelle bataille de Marengo, il partagea tous les dangers de celui qui avait tant de plaisir à le nommer son fils. Peu d'années après, le chef d'escadron était devenu vice-roi d'Italie, héritier présomptif de la couronne impériale, titre qu'à la vérité il ne conserva pas long-temps, et époux de la fille d'un roi.
La vice-reine (Auguste-Amélie de Bavière) était belle et bonne comme un ange. Je me trouvais à la Malmaison un jour que l'impératrice venait de recevoir le portrait de sa belle-fille, entourée de trois ou quatre enfans, l'un sur son épaule, l'autre à ses pieds, un troisième sur les bras; tous avaient des figures angéliques. En me voyant, l'impératrice daigna m'appeler pour me faire admirer cette réunion de têtes charmantes. Je m'aperçus qu'en me parlant elle avait les larmes aux yeux: ces portraits étaient bien faits, et j'eus occasion de voir dans la suite qu'ils étaient parfaitement ressemblans. Alors il ne fut plus question que de joujoux, de raretés à acheter pour ces chers enfans. L'impératrice allait elle-même choisir les présens qu'elle leur destinait, et les faisait emballer sous ses yeux.
Un valet de chambre du prince m'a assuré qu'à l'époque du divorce, le prince Eugène avait écrit à son épouse une lettre fort triste. Peut-être y exprimait-il quelque regret de n'être pas le fils adoptif de l'empereur. La princesse lui répondit avec tendresse; elle lui disait, entre autres choses: «Ce n'est pas l'héritier de l'empereur que j'ai épousé et que j'aime, c'est Eugène de Beauharnais.» Le prince lut cette phrase et quelques autres devant la personne dont je tiens le fait, et qui était émue jusqu'aux larmes. Une pareille femme méritait plus qu'un trône.
Après cet événement, si terrible pour le cœur de l'impératrice qui n'a jamais pu s'en consoler, l'excellente princesse ne quitta plus la Malmaison, excepté pour faire quelques voyages à Navarre. Chaque fois que je rentrais à Paris avec l'empereur, je n'étais pas plutôt arrivé que mon premier soin était d'aller à la Malmaison. Rarement j'étais porteur d'une lettre de l'empereur; il n'écrivait à Joséphine que dans les grandes occasions. «Dites à l'impératrice que je me porte bien et que je désire qu'elle soit heureuse.» Voilà ce que me disait presque toujours Sa Majesté en me voyant partir. Aussitôt que j'arrivais, l'impératrice quittait tout pour me parler; souvent je restais une heure et même deux heures avec elle; pendant ce temps, il n'était question que de l'empereur; il me fallait dire tout ce qu'il avait souffert en voyage, s'il avait été triste ou gai, malade ou bien portant. Elle pleurait aux détails que je lui donnais, me faisait mille recommandations pour sa santé, pour les soins dont elle désirait que je l'entourasse; ensuite elle daignait me questionner sur moi, sur mon sort, sur la santé de ma femme, son ancienne protégée; puis elle me congédiait enfin avec une lettre pour Sa Majesté, me priant de dire à l'empereur combien elle serait heureuse s'il voulait la venir voir.
Avant le départ pour la Russie, l'impératrice, inquiète de cette guerre qu'elle désapprouvait complétement, redoubla encore ses recommandations. Elle me fit présent de son portrait en me disant: «Mon bon Constant, je compte sur vous; si l'empereur était malade, vous m'en instruiriez, n'est-ce pas? ne me cachez rien, je l'aime tant!» Certainement l'impératrice avait mille moyens de savoir des nouvelles de Sa Majesté, mais je suis persuadé qu'eût-elle reçu cent lettres par jour des personnes qui entouraient l'empereur, elles les aurait lues et relues toutes avec la même avidité.
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