Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour. Louis Constant Wairy
en voyage ou à la campagne à la suite de Sa Majesté, j'écrivais à ma femme, je parlais de l'empereur, et la bonne princesse était enchantée que ma femme lui montrât mes lettres. Toute chose enfin ayant le plus petit rapport avec son époux intéressait l'impératrice à un degré qui prouvait bien la tendresse unique qu'elle lui a toujours portée, après comme avant leur séparation. Trop généreuse et incapable de mesurer ses dépenses sur ses ressources, il arriva fort souvent que l'impératrice se vit obligée de renvoyer ses fournisseurs les jours qu'elle avait elle-même fixés pour le paiement de leurs mémoires. Ceci vint une fois aux oreilles de l'empereur, et il y eut à ce sujet, entre les deux augustes époux, une discussion très-vive qui se termina par une décision qu'à l'avenir aucun marchand ou fournisseur ne pourrait venir au château sans une lettre de la dame d'atours ou du secrétaire des commandemens. Cette marche bien arrêtée fut suivie avec beaucoup d'exactitude jusqu'au divorce. À la suite de cette explication, l'impératrice pleura beaucoup, promit d'être plus économe; l'empereur lui pardonna, l'embrassa, et la paix fut faite. C'est, je crois, la dernière querelle de ce genre qui troubla le ménage impérial.
On m'a dit qu'après le divorce, le budget de l'impératrice ayant été dépassé, l'empereur en fit à l'intendant de la Malmaison des reproches qui vinrent naturellement à Joséphine. Cette bonne maîtresse, vivement affligée du désagrément qu'avait éprouvé son intendant, et ne sachant comment faire pour établir un ordre des choses meilleur, assembla un conseil de sa maison, qu'elle voulut présider en robe de toile sans garniture. Cette robe de toile avait été faite en grande hâte, et ne servit que cette fois. L'impératrice, que la nécessité d'un refus mettait toujours au désespoir, était continuellement assiégée de marchands qui lui assuraient avoir fait faire telle ou telle chose expressément pour son usage, la conjurant de ne pas les renvoyer, parce qu'ils ne sauraient comment et où placer leurs marchandises. L'impératrice gardait tout ce que les marchands avaient apporté: mais ensuite il fallait payer.
L'impératrice mettait toujours une extrême politesse dans ses rapports avec les personnes de sa maison; il n'arrivait jamais qu'un reproche sortît de cette bouche qui ne s'ouvrait que pour dire des choses flatteuses. Si quelqu'une de ses dames lui donnait un sujet de mécontentement, la seule punition qu'elle lui infligeait, c'était un silence absolu de sa part qui durait un, deux, trois, huit jours plus ou moins, selon la gravité de la faute. Eh bien, cette peine, si douce en apparence, était cruelle pour le plus grand nombre: l'impératrice savait si bien se faire aimer!
Au temps du consulat, madame Bonaparte recevait souvent des villes conquises par son époux, ou des personnes qui désiraient obtenir sa protection auprès du premier consul, des envois de meubles précieux, et de curiosités en tous genres, de tableaux, d'étoffes, etc. Au commencement, ces cadeaux flattaient vivement madame Bonaparte; elle prenait un plaisir d'enfant à faire ouvrir les caisses pour voir ce qui était dedans: elle aidait elle-même à déballer, à transporter toutes ces jolies choses. Mais bientôt les envois devinrent si considérables et se répétaient si souvent qu'il fallut avoir pour les déposer un appartement dont mon beau-père avait la clef. Là, les caisses restaient intactes jusqu'à ce qu'il plût à madame Bonaparte de les faire ouvrir.
Quand le premier consul décida qu'il irait demeurer à Saint-Cloud, mon beau-père dut quitter la Malmaison pour aller s'installer dans le nouveau palais dont le maître voulait qu'il surveillât l'ameublement. Avant de partir, mon beau-père rendit compte à madame Bonaparte de tout ce qu'il avait sous sa responsabilité. On fit donc, devant elle, l'ouverture des caisses qui étaient empilées dans deux chambres depuis le plancher jusqu'au plafond. Madame Bonaparte fut émerveillée de tant de richesses: ce n'était que marbres, bronzes, tableaux magnifiques. Eugène, Hortense, et les sœurs du premier consul en eurent une bonne part: le reste fut employé à décorer les appartemens de la Malmaison.
Le goût que l'impératrice avait pour les bijoux s'étendit pendant quelque temps aux curiosités antiques, aux pierres gravées, aux médailles. M. Denon flattait cette fantaisie, et finit par persuader à la bonne Joséphine qu'elle se connaissait parfaitement en antiques et qu'il lui fallait avoir à la Malmaison un cabinet, un conservateur, etc. Cette proposition, qui caressait l'amour-propre de l'impératrice, fut accueillie favorablement. On choisit l'emplacement, on prit pour conservateur M. de M…, et le nouveau cabinet s'enrichit en diminuant d'autant le riche mobilier des appartemens du château. M. Denon, qui avait donné cette idée, se chargea de faire une collection de médailles: mais ce goût, venu subitement, s'en alla comme il était venu; le cabinet fut pris pour faire un salon de compagnie, les antiques furent relégués dans l'antichambre de la salle de bain, et M. de M…, n'ayant plus rien à conserver, vivait habituellement à Paris.
À quelque temps de là, il prit fantaisie à deux dames du palais de persuader à sa majesté l'impératrice que rien ne serait plus beau ni plus digne d'elle qu'une parure de pierres antiques, grecques et romaines, assorties. Plusieurs chambellans appuyèrent l'invention, qui ne manqua pas de plaire à l'impératrice: elle aimait fort tout ce qui tendait à l'originalité. Un matin donc, comme j'habillais Sa Majesté, je vis entrer l'impératrice. Après quelques instans de conversation, «Bonaparte, dit-elle, ces dames m'ont conseillé d'avoir une parure en pierres antiques; je viens te prier de dire à M. Denon qu'il m'en choisisse de bien belles.» L'empereur se mit à rire aux éclats, et refusa nettement d'abord. Arrive le grand maréchal du palais que l'empereur informe de la requête présentée par l'impératrice en lui demandant son avis. M. le duc de Frioul trouva la chose fort raisonnable et joignit ses instances à celles de l'impératrice: «C'est une folie insigne, dit l'empereur, mais enfin il faut en passer par ce que veulent les femmes. Duroc, allez vous-même au cabinet des antiques et choisissez ce qui sera nécessaire.»
Le duc de Frioul revint bientôt avec les plus belles pierres de la collection. Le joaillier de la couronne les monta magnifiquement: mais cette parure était d'un poids énorme, et l'impératrice ne la porta jamais.
Quand on devrait m'accuser de tomber dans des répétitions oiseuses, je dirai que l'impératrice saisissait avec un empressement dont rien n'approche toutes les occasions de faire du bien. Un matin qu'elle déjeunait seule avec Sa Majesté, on entendit tout à coup des cris d'enfant partir d'un escalier dérobé. L'empereur devint sombre, il fronça le sourcil et demanda brusquement ce que cela signifiait. J'allai aux informations et je trouvai un enfant nouveau-né soigneusement et proprement emmailloté, couché dans une espèce de barcelonnette, et le corps entouré d'un ruban auquel pendait un papier lié. Je revins dire ce que j'avais vu: «Oh! Constant, apportez-moi le berceau,» dit aussitôt l'impératrice. L'empereur s'y refusa d'abord, et témoigna sa surprise et son mécontentement de ce qu'on avait pu s'introduire ainsi jusque dans l'intérieur de ses appartemens. Là-dessus sa majesté l'impératrice lui ayant fait observer que ce ne pouvait être que quelqu'un de la maison, il se tourna vers moi et me regarda comme pour demander si c'était moi qui avais eu cette idée. Je fis un signe de tête négatif. En ce moment l'enfant s'étant mis à crier, l'empereur ne put s'empêcher de sourire tout en murmurant et en disant: «Joséphine, renvoyez donc ce marmot.» L'impératrice voulant profiter de ce retour de bonne humeur, m'envoya chercher le berceau, que je lui apportai. Elle caressa le nouveau-né, l'apaisa, et lut un papier qui était un placet des parens. Ensuite elle s'approcha de l'empereur, en l'engageant à caresser un peu l'enfant à son tour, et à pincer ses bonnes grosses joues; ce qu'il fit sans trop se faire prier: car l'empereur lui-même aimait à jouer avec les enfans. Enfin sa majesté l'impératrice, après avoir mis un rouleau de napoléons dans la barcelonnette, fit porter le maillot chez le concierge du palais, pour qu'il fût rendu à ses parens.
Voici un autre trait de bonté de sa majesté l'impératrice; j'eus le bonheur d'en être témoin, comme du précédent.
Quelques mois avant le couronnement, une petite fille de quatre ans et demi avait été retirée de la Seine, et une dame charitable, madame Fabien Pillet, s'était empressée de donner asile à la pauvre orpheline. À l'époque du sacre, l'impératrice, instruite de ce fait, désira voir cet enfant, et après l'avoir considéré quelques minutes avec attendrissement, après avoir offert avec grâce et sincérité sa protection à madame Pillet et à son mari, elle leur annonça qu'elle se chargeait du sort de la petite fille; puis avec cette délicatesse et de ce ton affectueux qui lui étaient naturels, l'impératrice