Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour. Louis Constant Wairy
besoins les plus pressans de la commune, et il laissa, à son départ, une somme considérable pour les pauvres et pour les hôpitaux.
En passant par Troyes, l'empereur y laissa, comme partout ailleurs, des marques de sa générosité. La veuve d'un officier général, retirée à Joinville (je regrette d'avoir oublié le nom de cette vénérable dame qui était plus qu'octogénaire), vint à Troyes, malgré son grand âge, pour demander des secours à Sa Majesté. Son mari n'ayant servi qu'avant la révolution, la pension de retraite dont elle avait joui lui avait été retirée sous la république, et elle se trouvait dans le plus grand dénuement. Le frère du général Vouittemont, maire d'une commune des environs de Troyes, eut la bonté de me consulter sur ce qu'il y avait à faire pour introduire cette dame jusqu'auprès de l'empereur, et je lui conseillai de la faire inscrire sur la liste des audiences particulières de Sa Majesté. Je pris moi-même la liberté de parler de madame de *** à l'empereur, et l'audience fut accordée. Je ne prétends point m'en attribuer le mérite; car en voyage, Sa Majesté était facilement accessible.
Lorsque la bonne dame vint à son audience, avec M. de Vouittemont, à qui son écharpe municipale donnait les entrées, je me trouvai sur leur passage. Elle m'arrêta pour me remercier du très-petit service qu'elle prétendait que je lui avais rendu, et me raconta qu'elle avait été obligée de mettre en gage les six couverts d'argent qui lui restaient, pour fournir aux frais de son voyage; qu'arrivée à Troyes dans une mauvaise carriole de ferme, recouverte d'une toile jetée sur des cerceaux, et qui l'avait mortellement secouée, elle n'avait pu trouver de place dans les auberges, toutes encombrées, à cause du séjour de Leurs Majestés, et qu'elle aurait été obligée de coucher dans sa carriole, sans l'obligeance de M. de Vouittemont, qui lui avait cédé sa chambre et offert ses services. En dépit de ses quatre-vingts ans passés, et de sa détresse, cette respectable dame contait son histoire avec un air de douce gaîté, et en finissant elle jeta un regard reconnaissant à son guide, sur le bras duquel elle s'appuyait.
En ce moment l'huissier vint l'avertir que son tour était venu, et elle entra dans le salon d'audience. M. de Vouittemont l'attendit en causant avec moi. Lorsqu'elle revint, elle nous raconta, en ayant grande peine à contenir son émotion, que l'empereur avait pris avec bonté le mémoire qu'elle lui avait présenté, l'avait lu avec attention, et remis à l'instant à un ministre qui se trouvait près de lui, en lui recommandant d'y faire droit dans la journée.
Le lendemain elle reçut le brevet d'une pension de trois mille francs, dont la première année lui fut payée ce jour-là même.
À Lyon, dont le cardinal Fesch était archevêque, l'empereur logea au palais de l'archevêché.
Pendant le séjour de Leurs Majestés, le cardinal se donna beaucoup de mouvement pour que son neveu eût sur-le-champ tout ce qu'il pouvait désirer. Dans son ardeur de plaire, Monseigneur s'adressait à moi plusieurs fois par jour, pour être assuré qu'il ne manquait rien. Aussi tout alla-t-il bien, et même très-bien. L'empressement du cardinal fut remarqué de toutes les personnes de la maison. Pour moi, je crus m'apercevoir que le zèle déployé par Monseigneur pour la réception de Leurs Majestés prit une nouvelle force lorsqu'il fut question d'acquitter toutes les dépenses occasionées par leur séjour, et qui furent considérables. Son Éminence retira, je pense, de forts beaux intérêts de l'avance de ses fonds, et sa généreuse hospitalité fut largement indemnisée par la générosité de ses hôtes.
Le passage du mont Cénis ne fut pas à beaucoup près aussi pénible que l'avait été celui du mont Saint-Bernard. Cependant la route que l'empereur a fait exécuter n'était pas encore commencée. Au pied de la montagne, on fut obligé de démonter pièce à pièce les voitures et d'en transporter les parties à dos de mulet. Leurs Majestés franchirent le mont, partie à pied, partie dans des chaises à porteur de la plus grande beauté, qui avaient été préparées à Turin. Celle de l'empereur était garnie en satin cramoisi et ornée de franges et galons d'or; celle de l'impératrice, en satin bleu avec franges et galons d'argent; la neige avait été soigneusement balayée et enlevée. Arrivées au couvent, elles furent reçues avec beaucoup d'empressement par les bons religieux. L'empereur, qui les affectionnait singulièrement, s'entretint avec eux, et ne partit point sans leur laisser de nombreuses et riches marques de sa munificence. À peine arrivé à Turin, il rendit un décret relatif à l'amélioration de leur hospice, et il a continué de les soutenir jusqu'à sa déchéance.
Leurs Majestés s'arrêtèrent quelques jours à Turin, où elles habitèrent l'ancien palais des rois de Sardaigne, qu'un décret de l'empereur, rendu pendant notre séjour actuel, déclara résidence impériale, aussi bien que le château de Stupinigi, situé à une petite distance de la ville.
Le pape rejoignit Leurs Majestés à Stupinigi; le saint père avait quitté Paris presque en même temps que nous, et avant son départ, il avait reçu de l'empereur des présens magnifiques. C'était un autel d'or, avec les chandeliers et les vases sacrés du plus riche travail, une tiare superbe, des tapisseries des Gobelins et des tapis de la Savonnerie; une statue de l'empereur en porcelaine de Sèvres. L'impératrice avait aussi fait à Sa Sainteté présent d'un vase de la même manufacture, orné de peintures des premiers artistes. Ce chef-d'œuvre avait au moins quatre pieds en hauteur et deux pieds et demi de diamètre à l'ouverture. Il avait été fabriqué exprès pour être offert au saint père, et représentait, autant qu'il m'en souvient, la cérémonie du sacre.
Chacun des cardinaux de la suite du pape avait reçu une boîte d'un beau travail, avec le portrait de l'empereur enrichi de diamans, et toutes les personnes attachées au service de Pie VII avaient eu des présens plus ou moins considérables. Tous ces divers objets avaient été successivement apportés par les fournisseurs dans les appartemens de Sa Majesté, et j'en prenais note par ordre de l'empereur à mesure qu'ils arrivaient.
Le saint père fit aussi, de son côté, accepter de très-beaux présens aux officiers de la maison de l'empereur qui avaient rempli quelques fonctions auprès de sa personne, pendant son séjour à Paris.
De Stupinigi nous nous rendîmes à Alexandrie. L'empereur, le lendemain de son arrivée, se leva de très-bonne heure, visita les fortifications de la ville, parcourut toutes les positions du champ de bataille de Marengo, et ne rentra qu'à sept heures du soir, après avoir fatigué cinq chevaux. Quelques jours après, il voulut que l'impératrice vît cette plaine fameuse, et, par ses ordres, une armée de vingt-cinq ou trente mille hommes y fut rassemblée. Le matin du jour fixé pour la revue de ces troupes, l'empereur sortit de son appartement vêtu d'un habit bleu à longue taille et à basques pendantes, usé à profit et même troué en quelques endroits. Ces trous étaient l'ouvrage des vers et non des balles, comme on l'a dit à tort dans certains mémoires. Sa Majesté avait sur la tête un vieux chapeau bordé d'un large galon d'or, noirci et effilé par le temps, et au côté un sabre de cavalerie comme en portaient les généraux de la république. C'étaient l'habit, le chapeau et le sabre qu'il avait portés le jour même de la bataille de Marengo. Je prêtai dans la suite cet habillement à M. David, premier peintre de Sa Majesté, pour son tableau du passage du mont Saint-Bernard. Un vaste amphithéâtre avait été élevé dans la plaine pour l'impératrice et pour la suite de Leurs Majestés. La journée fut magnifique, comme le sont tous les jours du mois de mai en Italie. Après avoir parcouru ses lignes, l'empereur vint s'asseoir à côté de l'impératrice, et fit aux troupes une distribution de croix de la Légion-d'Honneur. Ensuite il posa la première pierre d'un monument qu'il avait ordonné d'élever dans la plaine à la mémoire des braves morts dans la bataille. Lorsque Sa Majesté, dans la courte allocution qu'elle adressa en cette occasion à son armée, prononça d'une voix forte, mais profondément émue, le nom de Desaix, mort glorieusement ici pour la patrie, un frémissement de douleur se fit entendre dans les rangs des soldats. Pour moi, j'étais ému jusqu'aux larmes, et, les yeux fixés sur cette armée, sur ses drapeaux, sur le costume de l'empereur, j'avais besoin de me tourner de temps en temps vers le trône de sa majesté l'impératrice, pour ne pas me croire encore au 14 juin de l'année 1800.
Je pense que ce fut pendant ce séjour à Alexandrie que le prince Jérôme Bonaparte eut avec l'empereur une entrevue dans laquelle celui-ci fit à son jeune frère de sérieuses et vives remontrances. Le prince Jérôme sortit