Les moments perdus de John Shag. Auguste Gilbert de Voisins
de John Shag, écrite sans doute pour le panier à papier, mais que je sauvai de la destruction et qui nous donne, en son beau, cette influence, peut-être néfaste, du petit démon qui le tourmentait sans cesse et qu'il appelait: son «compère». Ce fragment (dirai-je: ce poème en prose?) était griffonné, au crayon, sur une feuille de papier écolier du format courant. Le voici, tel que j'ai pu le déchiffrer, à grand'peine, car l'écriture hâtive manquait de netteté:
C'est encore toi, mon compère! Inutile de feindre! je t'ai déjà vu, caché sous ma table, et jouant à te chatouiller les narines avec une plume enlevée à la queue d'un rouge-gorge!
Allons! sors! approche-toi! Ne pleurniche pas! je ne te ferai aucun mal!
D'où viens-tu? Quelle fleur as-tu chiffonnée cette nuit? Pourquoi ce rire soudain et que signifient donc ces gambades?
As-tu suivi les souris grises dans le tronc des saules? Dis-moi leurs coutumes. Se réunissent-elles vraiment, le treize de chaque mois, autour d'un fromage de Hollande, volé à la fée Carabosse?
Je n'entends pas!… Tu dis?… Parle plus haut!… Comment! Trilby a cueilli le lys où tu te lavais, tous les soirs, la figure? Quel maraud!…
Ici, quatre lignes vraiment indéchiffrables.
Et Viviane, qu'a-t-elle fait?… Non!… tu plaisantes!… Elle se serait prostituée à deux rayons de lune en même temps!… Nous ne qualifierons pas sa conduite!
Maintenant, va-t'en! Il faut que j'achève mon «Essai sur les raisonnements inductifs dans quelques problèmes de métaphysique et de morale».
Va-t-en! je n'ai pas le loisir de faire des cocottes en papier de soie!… non!… ni de composer un acrostiche!
Va-t'en! vilain démon de la fantaisie!
Parfois, durant ses heures de paresse, mon ami griffonnait ainsi quelques lignes que lui avaient inspirées une émotion de passage, un vol d'oiseau, quelques accords, un souvenir. Souvent même, je le vis s'interrompre dans un travail auquel il semblait donner tous ses soins et noter, en hâte, avec mille abréviations compliquées, le petit paysage surgi dans sa mémoire, la pensée fugitive ou le rapport inattendu.
Aussitôt écrites, il jetait ces feuilles au panier.—On me sera reconnaissant d'en avoir sauvé un assez grand nombre. Je m'en sépare à regret. John Shag les appelait ses «Moments perdus» et, sans doute eût-il été fort irrité, s'il avait su que, par ma faute, elles n'étaient point détruites.
J'en donne, ici, quelques-unes, sans retouches. Tout au plus, les ai-je divisées en cinq livres, pour en faciliter la lecture. Le respect que je voue à la mémoire de John Shag m'a interdit de corriger, si peu que ce fût, des pages qu'il dédaignait pourtant. J'aurais le même scrupule dans le cas où il me serait permis de réunir sa correspondance, si instructive à plus d'un point de vue. J'espère, sans beaucoup y croire, que les éditeurs de son essai philosophique seront dirigés par un sentiment pareil, si ce beau livre paraît, un jour. Certes, il donnera du talent de John Shag une idée plus complète, mais ces Moments perdus commenceront du moins à le présenter au public avec son esprit inquiet, ses sautes d'humeur et sa singulière sensibilité.
Puisse mon ami, dans les jardins lumineux et paisibles où son ombre doit goûter d'ineffables heures, ne point m'en vouloir si j'ai tâché de perpétuer son souvenir en publiant une œuvre qu'il eût, peut-être, tenue pour indigne de lui.
Gilbert de Voisins
Note.—Je me suis permis d'inscrire, au titre de chacune des cinq parties de ce livre, le nom d'un ami de John Shag.
G. V.
Livre Premier
Que chacun garde avec soin les singularités qui lui sont propres.
1
LE JUGEMENT DE PÂRIS
Ces trois petites Espagnoles sont ravissantes.
La première, vêtue de bleu, coiffée en torsades basses, un peu maigre, a la peau mate, des yeux ardents, des regards qui parlent.
La seconde, vêtue de rouge, coiffée en petit chignon, grasse déjà, mais qui promet d'engraisser encore, a des yeux tranquilles de ruminant et des regards qui restent posés.
La troisième, vêtue de vert, coiffée en frisons et en bouclettes, blanche de peau, fine par l'allure, modeste par le maintien, a des yeux qui rêvent et des regards sentimentaux.
Toutes trois sont mal chaussées.
Toutes trois sont jeunes.
Toutes trois sont ravissantes.
Et toutes trois contemplent un magnifique ouvrier espagnol qui fume son cigare, paresseusement, à la terrasse d'une buvette.
Il mérite vraiment l'admiration des foules. De son béret, ses cheveux débordent, luisants, bouclés, bleuâtres, et l'échancrure du tricot laisse voir des tatouages. Ses bras secs sont bien musclés. Il est crasseux, il a l'air louche. Qu'importe! ses yeux humides ont toujours une expression amoureuse.
Arrêtées au milieu de la ruelle et se tenant par la taille, les trois petites Espagnoles contemplent le beau mâle.—Celle de gauche s'évente, de sa main libre, avec un grand éventail en papier. Celle de droite, possédée d'une égale fièvre, fait de même.
Et les deux éventails battent l'air.
Mais le bel ouvrier sourit avantageusement à une vieille prostituée, visiblement malsaine, couverte de plâtre et qui a dû satisfaire des générations de matelots.—Roulant comme une barque, elle s'approche et s'assied à ses côtés.
Alors les trois petites Espagnoles, qui se tiennent toujours enlacées, s'éloignent, d'un air triste et dansant, tandis qu'un jeune juif au profil fin, à l'expression ambiguë, vêtu d'une longue robe noire, les suit de l'œil.
Et les deux grands éventails en papier battent avec mélancolie.
Tanger.
2
LA JETÉE-PROMENADE
Elle avance dans la Manche, elle est toute en fer, elle est fort laide. Le poisson s'égare dans le labyrinthe de ses pilotis.—On paie quatre pence à l'entrée où il y a des pancartes et des affiches, des avis et des interdictions, des conseils et des admonestations, et quelques textes aussi, tirés de l'Evangile.—Tout cela est placardé en face, à droite et à gauche de l'entrée où l'on paie quatre pence.
Debout devant une toile tendue, comme de pauvres rosiers devant un mur, des vierges à chapeau fermé mettent dans la main du promeneur de petits livres bleus. Ils tendent à proscrire les boissons alcooliques et conseillent l'usage illimité de la Bible.
Plus loin, un missionnaire nègre enseigne, à qui veut l'entendre, l'art de gagner le ciel à peu de frais.—Il était aveugle, il y voit clair; il était sourd, il perçoit, aujourd'hui, le concert des anges. Poussez-le, il vous avouera peut-être qu'il fut anthropophage.—Il fait des gestes nombreux et maladroits. Il se donne beaucoup de mal.—A la fin de la journée, cela lui rapporte un shilling, mais il peut croire (supplément de son austère paye) qu'il a sauvé une âme.—Il ne manque pas d'auditeurs.—Passons.
Voici une courtisane repentie. On l'écoute avec plaisir. Elle a connu tout le péché. Elle seule a touché le fond de l'abîme. Elle tient beaucoup à être une pécheresse inégalable. C'est là sa raison d'exister. Elle décrit ses rapports avec Satan. Elle l'a vu. Elle lui a parlé. Elle montre à chacun son corps séduit, ses mains impures, sa bouche baisée. Un jour, elle a entendu des voix mystérieuses qui l'enjoignaient de choisir une autre route. Elle a obéi. Maintenant, le ciel lui est ouvert.
Et, tandis que le peuple s'écoule, moi, dont l'âme fut salie et foulée, je me demande, en regardant un étalage de boutiquier où des idoles indiennes grimacent dans l'ivoire, si je ne vais point offrir, par imitation du nègre et de la courtisane, cette âme tout entière au petit dieu de gauche qui brandit