Les moments perdus de John Shag. Auguste Gilbert de Voisins
Je la vois, souple et brune. Je la considère, je la respecte, je l'aime comme une personne. Je t'assure que ta jambe est plus vivante que toi; deux ailes invisibles y sont greffées, car, maintenant, tu voles et tournoies, ainsi qu'un bel oiseau.—Ton voile est déplié, tu te blottis sous lui, et le voile semble une flamme, une flamme dans la nuit.—Ta jambe esquisse un geste dans l'air; tu pointes un pied nu, tu le retires… Tout à coup, sur ce pied, ton corps s'effondre et la flamme rouge se pose sur toi et t'ensevelit.—Tu n'es plus qu'un tas léger de choses agonisantes, bientôt mortes, mais ta jambe dépasse, ta jambe vit encore!
Ah! tu as été belle! et, de quinze jours, je ne te battrai plus, comme je fais, chaque soir, pour te donner une âme!
14
NOCTURNE
Je tâche de distinguer avec précision, comme je distinguerais les qualités d'un insecte, le bruit, le geste, le parfum nombreux qui composent l'agrément de cette salle de restaurant.
Après le théâtre, où je ne sus me plaire, j'y suis venu passer une heure joyeuse. Je veux donc participer au plaisir qui m'environne, me mettre d'accord avec lui, trouver enfin des raisons pour rire, au milieu de ces gens qui finissent par rire sans raison, vaguement, aux anges, à la manière des petits enfants.
Alentour, il y a un grand frisson de voix. On dirait, sous un vent continu, le frisson des feuilles mortes. Cette harmonie n'a plus de sens: elle est un murmure naturel et je voudrais m'y plaire, comme je me plais aux paroles de la forêt, où, s'il ne se trouve plus de dryades vivantes, du moins peut-on surprendre l'écho lointain de leurs chansons dans le soupir que les feuilles ont retenu.
De même que certains soleils couchants, malgré leur excès de coloris, plaisent au regard et ne lassent point, de même, dans cette salle basse, les lampes forment un fond de clarté auquel on s'habitue. Leur éclat rose concerte avec le blanc des nappes en vue d'un agréable effet, et l'imprévu du clinquant d'un bijou, de l'étoile née soudain sur un bracelet de femme, la clarté vive d'une allumette, la note fine d'un verre que l'on brise, étonnent sans déplaire. Il en va pareillement du bruit des voix, pareillement du parfum lourd qui plane, où se mêlent les odeurs de mille végétaux inconnus.
Tout cela est anonyme. Une voix personnelle, le piquant d'une senteur vinaigrée sont les parties de solo dans cette orchestration composite: chant d'un hautbois, d'une clarinette, ou brusque appel de cuivre qui va bientôt se fondre dans le cliquetis et le gazouillis général.
Et, tout en buvant, je me laisse prendre par cette marée de parfums et de sons. Je perds pied. Je vogue et je flotte. Les beaux chapeaux des femmes semblent d'immenses fleurs marines, écloses au ras de la houle, et les garçons qui s'empressent avec de rapides plongeons sont les dauphins noirs de cette mer tropicale.
Les fleurs s'agitent… les vagues s'ouvrent… la mer moutonne… Un invraisemblable soleil blanc éclaire tout cela… Une brise tzigane nous évente…
Je crois… oui… je crois que je suis ivre.
Maxim.
15
INSCRIPTION TROUVÉE SUR UN VIEUX MUR
En me voyant composer un poème où je chantais votre beauté, le rossignol s'est moqué de moi:
«Pourquoi célébrer ton amour, me dit-il, puisque celle que tu chéris habite une contrée lointaine et ne pense pas à toi?
–Pourquoi, lui répondis-je, ô rossignol! chantes-tu plus clair quand tu vois le reflet de la lune dans l'eau?»
16
CAPRIPÈDES AFRICAINS
Ils trottent, tous en file, autour d'une pierre que le berger nomade a levée, l'an dernier, pour marquer le lieu où il vit, avec le crépuscule, descendre, dans l'oasis, la femme qu'il chérit et que possède un seigneur opulent.
Ils trottent, tous en file, autour de cette pierre levée, et leurs petits pas font quatorze empreintes sur le sable sans poussière, car ils sont sept qui s'amusent dans la nuit et jouent avec le clair de lune.
A leurs oreilles ne pousse qu'un fin duvet, mais ne te fie pas à leurs façons puériles, bergère qui te plais à compter les étoiles! ils t'assailliraient sans vergogne, avec des gestes gourmands et malicieux.
Ils ne s'effraient pas de moi; autant qu'un arbre je leur suis familier. Fatigué par sa course, l'un d'eux quitte parfois la danse, vient s'accroupir à mes pieds et me fait des grimaces, en se pinçant la pointe de l'oreille.
Alors je lui conte l'histoire antique et précieuse de Pan poursuivant Syrinx, et le satyreau sourit et considère la lune d'un œil rêveur. Cette histoire lui paraît d'un bon exemple et il ne se fâche point si j'en varie souvent le détail.
N'ayant point de Syrinx à poursuivre, ils trottent en rond, mais, soudain, ils tournent à contre-sens, parce que la brise a changé de souffle, et maintenant, un peu étourdis, ils jouent et fuient dans la palmeraie.
Je les regarde avec complaisance; ils s'évitent et se cherchent, et se dérobent, le dos courbé, et se perdent, et se retrouvent. Ils poussent de petits cris et certains gémissements de plaisir. Ils troublent, au passage, les vols de moucherons.
Celui qui m'écoutait s'impatiente. Il esquisse une moue et laisse tomber sa lèvre inférieure, faite pour boire aux sources. Tout à coup, il saisit sa flûte, s'évade et va joindre ses compagnons.
Ils dansent sous la lune qui les regarde; le ruisseau mêle son chant à leurs minces musiques, et les petits sabots laissent quatorze empreintes fines sur le sable mouillé par la pluie de ce soir.
Et, quand le berger nomade viendra chercher, autour de la pierre qu'il leva, l'an dernier, le souvenir de Miriem, il s'émerveillera de ces quatorze traces insolites, et, seule, une odeur de bouc, répandue par la brise, flattera ses narines.
17
LES CLOCHES
Le vieux venait de mourir.—C'était prévu.
Depuis longtemps, il se plaignait de cette grosse bête qui faisait du bruit dans sa poitrine et qui lui mordait le cœur. Il avait lutté tant qu'il avait pu. La grosse bête s'était choisie un adversaire de qualité.
Ces vieux marins sont si imprégnés de sel que leur chair doit être immangeable. La bête n'avait pu se nourrir qu'à petites bouchées, et, parfois, dégoûtée par cette saumure, elle jeûnait quelques semaines. De ce temps de répit, le vieux se servait pour faire un enfant à sa femme.
Il y avait déjà six mioches dans la petite maison du bord de l'eau, six mioches qui se roulaient dans la poussière, se trempaient dans les dernières vagues, jacassaient, pleuraient, riaient, se querellaient, tout cela, en italien mâtiné d'arabe, avec, de ci, de là, quelques mots français.
Quand le septième mioche vint au monde, la grosse bête, outrée sans doute que le vieux eut encore assez de sang pour animer un nouvel être, se remit au travail et finit par prendre le dessus.—Durant deux mois, elle fourragea dans la poitrine du vieux, mordit, dépeça, déchira, creva et fit si bien qu'un soir les prunelles du vieux chavirèrent. Alors sa femme fit un signe de croix et se mit à genoux.
L'aîné des mioches, comprenant ce qui venait de se passer, poussa un long hurlement. Les cinq qui jouaient par terre avec un lambeau de filet firent de même, par imitation, et le petit, dans sa barcelonnette, ayant craché son pouce qu'il suçait, se joignit au chœur funèbre, du mieux qu'il put.
La mère sanglotait au pied du lit.
Le mort se composait lentement une figure de cercueil.
Les enfants beuglaient à l'envi.
Par la fenêtre, on voyait le soleil qui tombait sur Carthage en averses d'or, et sur les flots en rafales d'argent.—C'était dimanche, un dimanche d'Afrique, fait d'éclats, de feux et d'ombres chaudes.
Soudain, dans l'air que nul vent n'agitait, une musique prit l'essor.—Les notes s'envolaient, l'une après l'autre, claires ou graves, tristes ou gaies, toutes divines, et le ciel entier fut bientôt plein