Les etranges noces de Rouletabille. Гастон Леру
n'auront plus ni yeux ni oreilles!
–De mon hêtre à la passerelle maudite, fit Cyrille, il y a à peine cent pas. J'entendais tout ce qui se disait. Ils se félicitaient d'avoir fait construire cette passerelle pour attirer l'apôtre dans le piège où il devait succomber. Dotchov est un traître qui nous a livrés sans vergogne à nos plus cruels ennemis, les ennemis des comités. Je suis revenu du fond des prisons d'Anatolie pour vous dire cela à tous et le lui dire, à lui. Dotchov, prie l'âme de saint Georges de te pardonner!
Dotchov retira alors ses mains de son visage et Rouletabille put voir qu'il était inondé des larmes du repentir.
–Georges, pardonne-moi, pria Dotchov, j'ai péché. Prie Dieu pour mon âme noire.
Et en disant ces mots il baisait la croix que lui tendait le pope et frappait la terre de son front. Il ne tremblait plus; sa figure s'était éclairée.
–Pendant des années sans nombre, j'ai été un homme perdu; je ne pouvais plus dormir. Maintenant, il me semble que je me suis confessé et que j'ai communié. Battez-moi si vous voulez et tuez-moi; je l'ai mérité…
Alors, Athanase fit un signe et les porchers amenèrent les deux cochons qui avaient besoin d'être engraissés.
–Si tu veux mon sabre, dit le pope à Athanase, prends-le, moi je tiendrai la tête de cet homme pendant que tu lui couperas les oreilles…
–Je n'ai point besoin de ton sabre, révérend père, répondit Athanase. Les porcs mangeront les oreilles de Dotchov «vivantes»!
–Très bien, fils, je comprends, répliqua le pope. Ça n'est pas mal ce que tu as trouvé là!
Mais Dotchov aussi avait compris et il poussait des cris désespérés, se frappant la poitrine, disant qu'il avait mérité la mort, mais pas un supplice pareil.
–Jamais, affirmait-il sur saint Georges et sainte Sophie, jamais il n'aurait livré les fugitifs si les bachi-bouzouks ne l'avaient supplicié lui-même, passé les pieds au feu, ce qui lui avait fait accepter et promettre tout, mais la mort dans l'âme! La confession, ajoutait-il, a délivré mon âme du poids du péché… j'ai le droit de mourir en paix!
Il eut beau dire et se débattre, Ivan le Charron d'un côté et Cyrille le Mendiant de l'autre l'entreprirent si bien qu'un des cochons que l'on avait approché put lui saisir une oreille et, avec un effroyable grognement, tirer cette oreille à lui après avoir refermé l'étau de son horrible mâchoire. Dotchov hurlait comme on doit hurler en enfer et Athanase, impassible, regardait.
Quant à Rouletabille et à La Candeur, ils s'étaient enfuis avec épouvante de cette scène de sauvagerie; mais ils furent presque immédiatement arrêtés dans leur retraite par des clameurs inattendues.
La nuit était venue depuis longtemps et ils virent des ombres qui couraient follement à la lueur des feux, autour du torrent. Ils comprirent que, grâce aux ténèbres, Dotchov, dans un suprême effort, avait échappé à ses bourreaux et était allé, comme les comités de jadis, chercher un refuge du côté du ravin.
Alors ils se rapprochèrent pour voir ce qu'il allait advenir du malheureux vieillard.
Dotchov semblait avoir pris de l'avance, et, au plus loin du camp, presque au fin fond de la nuit, les Bulgares s'appelaient avec des cris, se donnaient des indications rapides, haletantes, entremêlées de coups de feu qui faisaient briller les eaux du torrent.
A la lueur d'un de ces coups de fusil, Rouletabille reconnut Vladimir qui paraissait l'un des plus acharnés poursuivants, aux côtés d'Athanase.
–Ah! il est plus Bulgare qu'eux! jeta Rouletabille avec horreur.
–Quand je te dis, Rouletabille! que nous ne comprendrons jamais ces gens-là et que nous ferions mieux de rentrer à Paris, bien sûr!…
Tout à coup, il parut que les Bulgares avaient retrouvé la piste de Dotchov… Le camp se vida; hommes, femmes, enfants, tous se précipitèrent dans la direction du village et toujours en tirant en l'air des coups de fusil et de revolver comme pour une fête joyeuse.
Il était vrai qu'ils avaient retrouvé Dotchov presque à l'entrée du village où il avait sa maison, dans laquelle il courut se barricader en appelant à l'aide ses serviteurs.
Vain et dernier effort. Athanase pénétra lui-même dans la maison d'où les serviteurs avaient fui, et, à la lueur d'un grand feu allumé sur la place, les reporters purent le voir traîner le vieillard sanglant à une fenêtre; Dotchov, dont le visage n'était plus qu'un horrible mélange de chair et de sang, leva encore les bras au ciel, demandant grâce, mais Athanase lui fit sauter le crâne avec un gros revolver, puis il jeta par la fenêtre le cadavre à la foule qui le déchiqueta. [Nous devons à la vérité de dire que les comités ne sont pas toujours aussi impitoyables dans leur vengeance et que, dans une circonstance presque semblable, Zacharie Stoïanov, qui devait devenir président de la Sobranié, pardonna au repentir de son ancien compagnon.]
IV
LES POMAKS ET L'AGHA
Rouletabille et La Candeur étaient revenus en hâte au pré des porchers où ils retrouvèrent Ivana assise tranquillement auprès du ruisseau. Elle avait assisté à la fameuse scène et n'en montrait pas le moindre émoi. Elle dit encore:
–Cet Athanase Khetew est vraiment un homme! Vraiment un homme! il ira loin!
Rouletabille ne demandait qu'à quitter ce pays de sauvages. Il fit plier les tentes rapidement.
–Nous ne sommes pas venus si loin, disait-il pour nous attarder aux petites histoires de famille de M. Athanase Khetew!…
Vladimir apparut sur ces entrefaites. Il apportait des nouvelles d'Athanase. Celui-ci priait les jeunes gens de ne point l'attendre. Ils pouvaient reprendre tout seuls le chemin d'Almadjik; rien ne s'y opposait plus. Ils tomberaient dans «le courant» de l'armée bulgare et n'auraient qu'à se présenter à l'État-major de la première brigade qu'ils rencontreraient..,
Ivana s'était rapprochée… Chose extraordinaire! elle paraissait inquiète.
–Qu'est-il donc arrivé à Athanase Khetew? demanda-t-elle.
–Tout simplement qu'un de ses cavaliers est venu le rejoindre, lui a parlé à l'oreille et qu'ils sont partis tous deux précipitamment, après m'avoir jeté les instructions que je vous ai transmises… expliqua Vladimir.
–Quel chemin ont-il pris? questionna fiévreusement Ivana.
–A travers la forêt! Et Vladimir montrait la route du Sud…
–Courons derrière lui et tâchons de le rejoindre!… s'écria-t-elle en sautant d'un bond sur son cheval.
–Et pourquoi cela, s'il vous plaît?… demanda très sèchement Rouletabille.
–Eh! mon cher, parce qu'on lui aura certainement apporté des nouvelles de Gaulow! Sus à Gaulow, Rouletabille!…
Le chemin du Sud le rapprochait des armées; Rouletabille ne vit aucun inconvénient à suivre l'impulsion d'Ivana. «Nous verrons bien jusqu'où ira ta traîtrise», murmurait-il. Mais ils n'avaient pas marché pendant une heure dans des chemins impossibles, qu'ils durent tous s'arrêter sur la prière des muletiers. Il faisait alors une nuit très noire. On n'y voyait goutte.
–Que se passe-t-il donc, demanda-t-il à Vladimir… mais aussitôt quelques torches de résine s'allumèrent et il s'aperçut que la petite troupe était entourée par toute une bande de pomaks, qui, avec leurs longs fusils, prenaient attitude de bandits.
A leur aspect, Rouletabille avait commandé à chacun de s'armer; et, lui-même, s'était emparé d'une carabine. Mais Vladimir le calma d'un geste et s'entretint quelques instants avec celui qui paraissait commander tout ce vilain monde.
–Que disent-ils? demanda Rouletabille, impatienté.
–Ils disent, expliqua Vladimir, que, prévenus de notre passage, ils sont vite descendus de leur village, qui est au sommet de la montagne, pour nous avertir que le pays n'est pas sûr.
–Ça