Les etranges noces de Rouletabille. Гастон Леру

Les etranges noces de Rouletabille - Гастон Леру


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ah! s'écria Ivan le Charron, en se rapprochant… l'ours!… je lui ai jeté un bâton dans les jambes et il a été bien attrapé… On ne pouvait pas tirer dessus, tu penses!…

      –Enfin on a fini par arriver au chalet… Le berger Neia nous avait accompagnés… Rappelle-toi… rappelle-toi, Dotchov…

      –Oui, oui! Neia! le berger Neia! nous en avons souvent parlé avec Ivan.

      Pauvre Neia!

      –On peut le plaindre… En arrivant au chalet, Neia s'était enfoncé une épine dans le pied; ça, il faut s'en souvenir.

      –Oui, oui…

      –Même qu'il nous a dit qu'il n'avait pas de chance… que les Turcs lui avaient donné plus de vingt-cinq fois la bastonnade, qu'ils l'avaient fait agenouiller cinq fois, pour lui couper la tête… et qu'ils l'avaient dépouillé quinze fois de tout ce qu'il possédait… Mais il était surtout tourmenté d'être allé si peu à l'église… et le père d'Athanase lui dit alors: «Console-toi, Neia, après une telle vie tu pourras passer aisément saint et martyr!» Et il répondit: «Surtout avec mon épine dans le pied!» Or tu te rappelles ce qui est arrivé à cause de cette épine?

      –Ma foi, non, Cyrille…

      –Eh bien! il faut t'en souvenir… C'est à cause d'elle que Neia n'a pu aller aux provisions au village et qui est-ce qui s'est risqué du côté du village? c'est toi, Dotchov!

      –Bien sûr! Il fallait bien que quelqu'un se dévouât…

      –Sûr, ça ne pouvait être le père d'Athanase dont la tète avait été mise à prix: 10.000 piastres!…

      –Oh! je me rappelle, j'ai rapporté du lait, du pain et du tabac!

      –Et tu étais gai et tu t'es mis à chanter en fumant ton chibouk parce que, disais-tu, le danger était passé et que tu apportais d'heureuses nouvelles: les bachi-bouzouks avaient abandonné la montagne et la route était libre vers le Nord-Ouest. Et puis la Serbie entrait en campagne et la Russie arrivait. Enfin! nous avions tout pour nous!… Seulement, il fallait aller rejoindre les combattants. Le lendemain, nous sommes partis d'un pas allègre; nous laissions le berger derrière nous, sans nous douter de rien.

      –Oui, c'est Neia qui nous a trahis, je l'ai tué de ma propre main, fit Dotchov, à la première occasion.

      –On doit, en effet, tuer les traîtres, Dotchov… On se mit donc en marche. En tête, comme toujours, venait le père d'Athanase qui était un fier homme, puis Ivan le Charron, puis moi, Cyrille, toi, Dotchov. Tu marchais le dernier, mais c'est toi qui nous disais par où il fallait passer, et c'est ainsi que nous arrivâmes devant le pré aux porchers, dont nous étions séparés par le torrent… Alors, tu as crié à Athanase, père de l'Athanase que voici:

      –Il faut aller de l'autre côté si nous ne voulons plus rencontrer de bachi-bouzouks! Il faut traverser la passerelle! Est-ce vrai?… Cette passerelle-là du pré aux porchers! Est-ce vrai, Dotchov?

      –Mais bien sûr que c'est vrai!… Ivan est là pour le dire aussi bien que toi… je n'ai jamais donné que de bons conseils…

      –La passerelle paraissait neuve, elle était composée de deux poutres et d'une traverse; nous nous y engageâmes; mais elle céda tout de suite sous nos pas, et toi, qui étais le dernier, tu pus facilement t'en tirer, car tu t'es sauvé aussitôt, d'une façon effrénée, derrière un gros tronc d'arbre qui gisait à quelque distance.

      –Certainement, je me sauvais parce qu'on tirait des coups de fusil… Est-ce vrai?…

      –C'est vrai… nous n'avions pas plus tôt mis le pied sur cette passerelle que plus de vingt coups de fusil partaient d'un bois voisin… Le commandement de feu avait été donné en langue turque. Les bachi-bouzouks nous avaient heureusement ratés. Ivan parvint à s'enfuir; moi, j'avais glissé dans les eaux froides; les balles sifflaient toujours. Qu'était devenu Athanase? Je ne pouvais m'en rendre compte. Je parvins cependant à sortir de l'eau, à me jeter dans un taillis. Jamais de ma vie je n'avais eu si peur. Je me croyais sauvé. Je fis mes prières. Ce n'est que vingt-quatre heures plus tard que les bachi-bouzouks m'ont remis la main dessus. Que faisais-tu pendant ce temps-là, Dotchov, que faisais-tu?…

      –Moi, je m'étais terré comme un lapin, répondit sans trouble apparent le vieillard, dans un trou de grotte où je me trouvais aussi bien que dans un cabaret valaque, mais d'où, hélas! j'ai assisté à la mort du pauvre Athanase. Ce sera le plus grand chagrin de ma vie…

      –Raconte, Dotchov, comment Athanase est mort…

      –Il est mort comme je vais vous dire, et cela sur saint Georges et les saints, ce fut tel que voilà: Athanase, qui était tombé dans le torrent, réussit lui aussi à en sortir sans être vu des bachi-bouzouks et il grimpa devant moi dans un grand hêtre…

      Tous ceux qui étaient là montrèrent le hêtre sur l'autre rive, en disant:

      –Ce hêtre-là… ce hêtre-là!…

      –Comme vous voyez, reprit le bon Dotchov, l'arbre est très haut! Bien caché, Athanase pouvait attendre le moment propice à sa fuite. Les bachi-bouzouks, furieux, battaient le pré aux porchers, la campagne, les bois, le ravin… Le malheur voulut que l'un d'eux revînt avec son chien et ce chien alla tout de suite à l'arbre. Le chien se mit à aboyer. Les bachi-bouzouks levèrent la tête et aperçurent Athanase. Ils se mirent à tirer dessus comme sur une corneille et bientôt Athanase bascula et vint s'écraser au pied de l'arbre. Le malheur voulut encore que l'un des porchers vint à passer avec deux porcs. Les bachi-bouzouks coupèrent les oreilles d'Athanase et en donnèrent une à dévorer à chaque porc… puis, comme la nuit venait, ils s'en allèrent après avoir dépouillé le cadavre.

      «Moi, je me glissai jusqu'à la dépouille de mon ami et l'enterrai comme je pus en creusant la terre avec ma baïonnette. Ainsi est mort Athanase, père de l'Athanase que voici!

      –Dotchov, Dotchov, fit la voix grave et profonde du mendiant Cyrille. Tout cela est tout à fait exact, car moi aussi j'ai vu comment les choses se sont passées!

      –Où étais-tu donc? demanda Dotchov, inquiet.

      –J'étais dans l'arbre, avec Athanase!

      Dotchov se dressa à demi sur ses coussins, comme s'il était soulevé par une force intérieure qui le poussait vers Cyrille, dont il ne pouvait plus détourner le regard. Ses lèvres tremblantes essayèrent de laisser glisser quelques paroles, mais ceux qui l'entouraient n'entendirent qu'un souffle rauque pareil à celui qui précède le râle de la mort.

      Au même moment, le pope qui était derrière Dotchov pesa sur ses épaules et le fit retomber à sa place; puis, mettant une main sur la tête du lamentable vieillard, il prononça:

      –Nous sommes dans la main de la mort! La mort est comme le pêcheur qui, ayant pris un poisson dans son filet, le laisse quelque temps encore dans l'eau! Le poisson nage toujours, mais il est dans le filet et le pêcheur le saisira quand il lui plaira.

      –Continue, Cyrille, fit la voix glacée d'Athanase fils.

      –Oui, j'étais dans l'arbre avant qu'Athanase s'y fût lui-même réfugié, continua Cyrille. J'avais réussi, comme lui, à me cacher dans les branches du hêtre, mais, personne n'en sut rien et quand Athanase fut tombé, on me laissa bien tranquille et je pus voir et entendre sans danger. Or voici ce que je vis et entendis:

      «Dotchov sortit de sa cachette et rejoignit les bachi-bouzouks qui l'appelaient. Dotchov reprocha aux bachi-bouzouks d'avoir donné à manger les oreilles d'Athanase, père d'Athanase, aux cochons du pré des porchers. Les autres rirent et lui demandèrent:

      «—Dis-nous, vieux drôle, quand tu leur as dit de prendre le chemin de la passerelle, les giaours du comité n'ont rien soupçonné?»

      Et Dotchov a répondu:

      «—Rien du tout, ils étaient si contents qu'ils m'auraient suivi au bout du monde!»

      A ces paroles de Cyrille, la foule qui entourait Dotchov fit entendre des paroles de mort


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