La Pire Espèce. Chiara Zaccardi
tresses façon petite fille, doit être à peine plus grande qu’eux. Claire les pousse, choisit une portion de frites comme accompagnement qu’elle achète avec un des poulets.
« Doré, croustillant et bien cuit » lui assure la jeune fille.
Claire remarque qu’elle porte un horrible tablier. Même ce machin est en forme de poulet.
Il faut croire qu’il y a bien plus malheureux qu’elle. Pauvre fille.
Elle répond avec un sourire forcé et le visage de la jeune fille s’illumine entièrement.
« Voilà pour toi » elle lui passe le sachet avant d’y ajouter une carte. « À bientôt ! »
« Merci » .
Claire sort et fouille dans le sac pour trouver la carte déposée par la jeune fille. C’est une carte de visite. Très professionnelle.
Puis, elle la lit.
« Poulets de toutes tailles et pour tous les goûts. Nous découpons les cuisses sur demande » .
Elle se met suffisamment à l’écart pour que, depuis la vitrine du magasin, elles ne la voient pas pouffer de rire.
Quel stupide slogan !
Mais, sans s’y attendre, la jeune fille a été la première et l’unique personne de la journée à l’avoir un peu amusée.
À dîner, elle supprime même son commentaire méchant sur le pauvre tablier. Okay, la présentation et l’image du magasin sont à revoir, mais le poulet est excellent. Ni Sophie, ni Milly ne se plaignent. Un vrai miracle.
Claire sourit : ce n’est pas beaucoup, comme consolation, mais au moins elle se sent un peu mieux.
Demain, à l’école, elle résoudra le problème.
« Tel est pris qui croyait me prendre » pense-t-elle.
Elle sait déjà par qui commencer.
STRATÉGIE
MERCREDI 13 MARS.
NATIONALE 77, À 59 MILLES DU DÉSERT DE MOJAVE. LA BASE.
“ L’homme le plus fort a raison ”
Adolf Hitler
Clic.
La musique s’arrête.
La Totentanz de Liszt, provenant des enceintes de la camionnette, s’interrompt soudainement.
S’ensuit l’attente.
Des bruits de pas lourds, énervés, parviennent à l’intérieur.
Le couteau est le premier à apparaître devant la porte, suivi de la main qui l’accompagne et de son propriétaire : « ... C’est toi » grogne-t-il, reconnaissant l’intrus.
À contrecoeur, il baisse la main. Il déteste être interrompu.
Il le voit hocher la tête.
« Tu as fait vite. L’endroit t’a plu » .
Ce n’est pas une question, c’est une constatation.
L’odeur du sang est partout. Telle une présence palpable, pour celui qui est habitué à la sentir.
Il y a un accord.
Ils savent que c’est comme ça. L’inauguration, le moment où l’on coupe le ruban, doit être fait par la bonne personne. Et pour une consécration de ce genre, il faut de l’intimité.
« Rallume » ordonne-t-il. « Et viens à l’intérieur » .
Il est important de rester discret, de ne pas se montrer là, devant.
Un petit sourire. Un nouveau clic.
Les notes recommencent à remplir l’air.
Ils entrent.
Les corps n’y sont pas. Leur adresse a changé.
Aucun mot n’est nécessaire. Il y a toujours trop d’échanges de mots, entre les individus. Les mots sèment le trouble. Les faits, à l’inverse, fixent les règles.
Ils savent comment ça s’est passé. Le lieu était parfait, et était occupé. Donc, il était normal de l’évacuer.
L’évacuation s’est faite en quelques minutes.
La scène est nettoyée. Même sans explications, il était possible de la visualiser mentalement par un simple retour en arrière. La camionnette a identifié la propriété, elle l’a menacée par sa présence. Le bruit du moteur a attiré l’attention. La femme, la vieille, s’est traînée dehors, s’appuyant sur une canne, et a ouvert la porte. Même si elle ne l’avait pas ouverte, cela n’aurait rien changé.
Elle a ouvert la porte mais elle n’a pu prononcer aucun son.
Elle a ouvert la bouche pour essayer. Lentement.
Très lentement.
Son cerveau n’a même pas eu le temps d’enregistrer l’approche rapide des pas, ni le mouvement du bras, ni le bâton arraché à ses doigts.
La femme a ouvert la bouche et le bâton lui est sorti de l’autre côté de la tête.
Le cerveau s’est déconnecté du corps et les yeux se sont arrêtés sur l’écran vide d’une vie interrompue.
Les jambes ont fléchi. Le cadavre est tombé. Le bâton est le premier à être tombé à terre, il s’est encastré dans un angle, puis le cou de la femme s’est brisé en un seul bruit.
Le cadavre a été déplacé à coups de pied puis ignoré. La porte a été refermée.
Le vieux, le mari du cadavre, se trouvait dans le salon. Il regardait dans le vide devant lui, léthargique. L’endroit empestait déjà le moisi et la décomposition.
Il n’y avait évidemment pas besoin d’un deuxième effet surprise.
Ils sont restés là un moment, les yeux dans les yeux.
Aucune réaction, aucun son.
Juste une faible respiration.
Cela a été difficile, presque compliqué, d’y trouver un minimum d’amusement.
L’amusement a consisté en une espèce de vivisection facile et ennuyeuse, ponctuée d’exclamations rauques et bestiales que l’on ne pouvait identifier comme étant humaines. La chair protestait par de simples convulsions. Le reste n’était déjà plus là.
Une faveur, plus qu’un homicide.
Un hors-d’oeuvre sans saveur.
La corvée, c’est de devoir nettoyer le lieu du sacrifice.
Il n’y a aucun signe de contestation.
À chacun sa tâche.
Ils se mettent au travail.
Il y a différentes choses à terminer, des parties à revoir. Le plan doit se dérouler de façon précise.
Le soleil se couche, mais rien ne presse. Ils continueront dans le noir.
Ils répètent par coeur les actions à suivre.
Et, repenser à tout ça est jouissif : décider du destin d’êtres humains innocents appartient aux élus. Aux dieux.
Un bruit de pneus s’introduit dans leur conversation.
Ils observent par la fenêtre.
Les yeux se plissent.
En signe de rejet.
Non, ils n’attendaient pas d’autres visites.
JULIETTE