Le Ciel De Nadira. Giovanni Mongiovì
autorité indiscutable si l’on voulait réussir une entreprise plus grande que la guerre contre l’Islam, c’est à dire parvenir à contrôler l’armée variée qu’il commandait. Les lignées regroupées à la paie de Georges Maniakès étaient nombreuses : des hommes de Constantinople et de ses biens, des habitants de la Pouille, des calabrais, arméniens, macédoniens, pauliciens27… mais aussi des mercenaires, des conscrits qui brandissaient la lance après le lombard Arduin… la garde du nord, variée, qui avait traversé les steppes slaves pour servir l’Empereur d’orient, guidés par Harald Hardrada… et les normands du courant inférieur de la Seine, parmi les plus habiles guerriers.
Justement un de ces derniers – toutefois non encore guerrier – regardait la mer aux environs de la cinquième heure de l’après-midi, en élançant son regard au delà les ruines de l’ancienne ville située sur la terre ferme. La ville, en effet, avait été un temps jadis bien plus grande, elle s’étendait également sur une partie considérable de la côte donnant sur l’île d’Ortigia, là où se trouve le cœur de la fameuse Syracuse. Depuis deux cents ans, toutefois, après le dévastant assaut des sarrasins, elle ne comprenait que la partie insulaire et une minuscule partie de la péninsule, déjà sous le contrôle de Maniakès. Les hommes adressaient leurs pensées et les armes à ce qu’il restait de Syracuse dans la tentative de réussir cet assaut qui du-rait désormais depuis des mois, au delà de cet étroit et exigu canal qui partageait la ville.
Conrad avait neuf ans et avait connu la guerre très tôt, afin qu’il se durcisse au destin qui l’aurait accompagné durant toute sa vie ; par nature, en effet, aucun garçon normand ne pouvait être autre chose qu’un guerrier. Mais Conrad était aussi un rêveur,…. Peut-être parce que son père retenait qu’il était juste de ne pas le soumettre déjà au baptême des armes, Conrad savait rêver, sans devoir faire face aux atrocités, des hommes au massacre, qui offusquent les yeux et assombrissent l’esprit. Dans les yeux verts de Conrad on pouvait donc encore plonger son regard, et voir le reflet de l’espérance et de cette idée de maison et de famille qui lui avait été niée en partie, par la mort prématurée de sa mère, une femme d’origine noble, de descendance des francs.
Rabel de Rougeville avait emporté son fils et leur nourrice durant sa descente en Italie, quand l’enfant avait seulement un an. Attiré à Salerne par les généreuses récompenses qui étaient données aux nobles cadets normands, et attiré par les nouvelles des compatriotes qui l’avaient précédés, Rabel avait alors décidé de s’unir à ses compagnons d’armes, et se mettre au service de la meilleure offre. Sur ces terres, certes, les guerres ne manquaient pas… des terres ensanglantées par les conflits infinis entre Constantinople et les dernières principautés lombardes. Sans parler des continuels raids des brigands arabes sur les côtes de la Calabre. C’est ainsi que lorsque Georges Maniakès avait créé une armée pour envahir la Sicile, Rabel et ses autres soldats avaient répondu à l’appel.
Messine était vite tombée, mais les batailles qui suivirent furent sanglantes, et dévastèrent tant la population que les deux armées, avec de grosses pertes au sein du contingent normand. En deux guerres Maniakès était parvenu à arriver uniquement juste sous les remparts de Syracuse, en contrôlant à peine la côte ionienne. Les personnes de l’Iqlīm de Demona, la pointe nord orientale de l’île à majorité chrétienne, avaient appuyé l’invasion, toutefois le reste de la Sicile était à tous les effets un fief sarrasin et sa conquête aurait été une tâche longue et difficile.
Le regard se perdant au delà du petit port de la ville, Conrad ouvrit les bras vers l’impossible, embrasser la mer et l’horizon. Son père, derrière lui, le regardait désormais depuis quelques minutes et quand, en s’approchant, il caressa ses longs cheveux blonds cuivrés, Conrad se retourna en sursaut, presque épouvanté à l’idée que l’autre puisse le gronder pour le geste banal qu’il était en train d’accomplir.
“ Tu veux saisir la mer, mon fils ? ” demanda Rabel, vêtu d’une simple tunique blanche, mais armé.
“ C’est la plus belle chose qui puisse exister ! ”
“ Je crains que tes poches ne soient trop étroites pour la contenir entière-ment… ”
“ Cependant Dieu peut la contenir ! ”
“ C’est peut-être justement cela la Terre… Ses poches… et nous, nous y sommes à l’intérieur. ”
“ Roul dit que Dieu nous a choisi parmi tous car notre sang est le meilleur qui puisse exister. ”
Rabel sourit et regarda lui aussi la mer.
“ Chaque nation, tout comme chaque peuple, croît être meilleur qu’une autre.
Regarde cette terre… les mahométans croient avoir les faveurs de Dieu, l’Empereur de Constantinople croît être Son vicaire et le Pape croît la même chose… et essaie de passer par la Giudecca d’une de ces villes et demande de quel côté est Dieu. Conrad, mon fils, essaie de devenir toi même une personne meilleure, indépendamment de ton sang.
J’ai vu des mahométans se battre avec plus d’honneur que les nôtres… je suis sûr que Dieu les estime en gloire indépendamment du patron qu’ils servent. Depuis que nous avons débarqué sur cette terre j’ai ouvert les yeux sur de nombreuses choses. ”
“ Et Roul ? ”
“ Roul est mon meilleur ami, mais nous combattons pour un bien différent. ”
“ Vous dites que vous ne combattez pas pour la récompense ? ”
“ Je suis né soldat et mon père m’a élevé pour que je le devienne. De-puis que notre lignée quitta les landes froides du Jylland28 nous n’avons ja-mais empoigné rien de différent qu’une épée. C’est notre métier, et la ré-compense pour notre bataille est notre salaire. Toutefois, mon cher Conrad, la récompense peut te remplir les poches et peut te remplir le cœur ; c’est à toi de décider où la mettre. ”
“ vous pensez que la récompense peut être dangereuse ? ”
“ Tout peut être dangereux si cela nous conduit à l’asservissement d’un vice et d’une fin égoïste. Le pouvoir, l’argent et les femmes… méfie-toi de tout cela ! ”
“ Mais vous avez aimé ma mère… ” affirma Conrad confus et douteux. ” Il n’y a rien de mal à avoir du pouvoir lorsque tes subordonnés de-viennent tes fils ; rien de mal à l’argent quand il nourrit ta bouche et celle de ceux que tu commandes ; et pour rien au monde, rien de mal dans la chaleur de la femme que tu aimes. Mais moi, mon fils, j’ai aimé une seule femme et aucune autre n’a pu prendre sa place. Tu lui ressembles beau-coup… tes yeux, tes cheveux, ton teint… et ton nom, Conrad, hérité de sa lignée… On me présenta une gracieuse jeune fille à peine deux semaines après sa mort, mais je ne voulais pas qu’une autre prenne sa place et que tu doives un jour appeler quelqu’un d’autre ” mère ” ; je ne l’aurais pas supporté. Si une fausse mère était nécessaire il y avait déjà la nourrice. ” ” Que dois-je donc craindre ? ”
“ Le désir qui pousse à la sauvagerie, lorsque le désir d’obtenir quelque chose dépasse l’honneur et toute règle de pitié humaine. ”
“ Et les femmes ? ” demanda perplexe Conrad, vu la curiosité typique due à son âge, et intéressé par l’être mystérieux qu’est la femme, jus-qu’alors uniquement connue dans le sein de la nourrice.
“ Les femmes… rien ne t’empêche de les aimer, mais méfie-toi des yeux d’une femme qui ne t’appartient pas ! ”
“ Rabel ! ” appela quelqu’un provenant des ruines juste à l’extérieur du camp.
“ Roul, c’est déjà le moment ? ”
Cette question présentait le personnage, Roul Poing Dur était le compagnon d’armes duquel Rabel ne s’était jamais séparé. Ils étaient partis en-semble pour l’Italie et s’étaient toujours protégés durant les batailles. Roul était un
27
Pailiciens: secte des ascètes en Arménie où les membres croient vivre selon le vrai enseignement de Paul de Tarse, d’où le nom de Paulicien. Ils furent depuis longtemps persécutés et déportés pour ensuite être recrutés dans les rangs de l’armée byzantine.
28
Jylland: nom de la région du Jutland (péninsule actuellement partagée entre le Danemark et l’Allemagne) dans les langues scandinaves.