" A qui lira ": Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle. Группа авторов


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comme magiciens

      Plutôt tes livres et les miens…

      Ah ! ma mémoire s’est refaite ;

      Savez-vous pourquoi c’est, badauds ?

      C’est qu’ici la reine Gilette

      Fut tirée par quatre chevaux.16

      Arrivé, dans la fiction poétique, sur la place de la Croix du Tiroir, le poète rappelle le supplice de Brunehaut, femme de Sigebert Ier. Toutefois il ne parvient à cette réminiscence qu’au terme d’une digression qui convoque l’imaginaire des autodafés. Faut-il y voir une référence au martyre de plusieurs protestants, en 153517, date bien lointaine, ou plus simplement à l’emploi de cette place pour des exécutions capitales jusqu’en 1698 ? Dans tous les cas, la menace du bûcher sur son œuvre – « Brûle […] tes livres et les miens… » – surgit pour suspendre sa parole.

      Le danger répressif ne se matérialise pas seulement par des lieux mais s’incarne aussi bien dans des figures, à commencer par celle du Roi. La strophe 11 qui lui est consacrée atteste l’existence d’un appareil de répression affecté à la création littéraire :

      Les monarques ont les mains longues,

      Ils nous attrapent sans courir,

      Et n’aiment pas à discourir

      Avec un peseur de diphtongues […]

      Derrière les « mains longues » du souverain, c’est sans doute la police du livre, à travers le régime des privilèges et les instances juridiques, qui est suggérée, à l’encontre du poète évoqué par la périphrase du quatrième vers. Les derniers vers de la strophe, « S’il prend les gens comme les villes, / Nous serions bientôt pris d’assaut », insistent sur le péril encouru, renchérissant sur l’inutilité de toute défense argumentée – « Et n’aiment pas à discourir ».

      Outre Paris ridicule, la crainte de la sanction affleure régulièrement dans Madrid ridicule, bien que ce soient davantage des individus, et non des édifices, qui figurent la condamnation. Une strophe met en scène la Sainte Inquisition :

      Oui, ce sont ces cruelles gens

      Qui font brûler tant d’innocents…

      Mais il vaut mieux nous taire ou changer de langage :

      Quiconque serait assez sot

      Pour pincer ces gens davantage

      Pourrait bien sentir le fagot.

      L’apparition convoque le motif du bûcher mais incite surtout à adopter une langue appropriée, qui exclut toute familiarité et tout blasphème. Si la menace se fonde sur la pratique orale de la langue, pour consonner avec la fiction itinérante du poète, on peut sans doute transposer cette auto-censure à l’écriture et compter, parmi les innocents injustement condamnés, les hérétiques comme les auteurs.

      La marque de la censure, une fortune littéraire

      Paris ridicule semble répondre à l’hypothèse posée par Saint-Amant au moment de clore sa Rome ridicule :

      Qu’on me deffende, on me lira

      Par cœur un chacun me sçaura,

      Si le Conclave me censure.1

      Devant les multiples rééditions du poème de Claude Le Petit, devenu de ce fait un ouvrage à part entière, la censure semble manquer son premier objectif : l’oblitération du texte. Compte tenu de la confusion qui entoure la conservation du texte, en dépit du bûcher, il est nécessaire d’éclairer le rapport du poète avec les normes éditoriales.

      Préambule : entre désinvolture et exigence éditoriale

      Sans préjuger d’un lien entre la destinée de Paris ridicule et les relations de Claude Le Petit avec le monde de l’édition, sa liberté d’action en la matière mérite d’être mentionnée. En jouant avec les conventions éditoriales, l’auteur s’en remet avant tout au jugement de son public. Il tourne en dérision les précautions, nombreuses, qu’il convenait de respecter dans les espaces liminaires d’un ouvrage. Néanmoins, il ne faut pas être dupe de cette attitude : Claude Le Petit avait obtenu le privilège indispensable à l’impression légale de ses écrits en prose – L’Heure du Berger et L’École de l’Intérêt et l’Université d’Amour. La désinvolture dont il fait preuve à l’égard de ses imprimeurs ou des convenances est en partie feinte puisqu’il investit avec force ces espaces réservés.

      Les textes liminaires de ces œuvres en prose lui servent de prétexte. Son refus d’avoir un dédicataire pour L’École de l’Intérêt et l’Université d’Amour provient sans doute de la difficulté à en trouver un. Qu’importe, en renversant artificieusement l’ordre hiérarchique il affirme son désir libertaire :

      Sixain pour servir de dédicace ou de tout ce qu’il plaira au lecteur

      On m’avait conseillé de bâtir une épître

      À quelque grand seigneur de magnifique titre ;

      Mais j’ai ri du conseil, et je n’en ai fait rien.

      Dieu m’a fait naître libre, et je veux toujours l’être ;

      Je considère plus ma liberté qu’un maître,

      Juge, sage lecteur, si j’ai fait mal, ou bien.2

      Derrière la forfanterie de l’auteur, l’appel au lecteur, conventionnel, cherche à attirer sa sympathie. Mais, sous le pronom « on », ce sont bien les règles éditoriales qui sont mises en cause pour faire triompher un « je » omniprésent qui se revendique maître de soi. Ces (manquements aux) manières prennent un tour plus potache encore au début de L’Heure du Berger, Claude Le Petit s’invitant à deux reprises parmi les poèmes liminaires de ses amis. Estimant avec humour qu’ils ne sauraient mieux que lui faire la promotion de son livre, il se glorifie dans une strophe « À moi-même sur mon livre de L’Heure du Berger », puis dans un sonnet « À moi-même encore, en dépit des critiques sur mon Heure du Berger3 ».

      Quoiqu’éloignées du Paris ridicule, ces considérations éditoriales témoignent d’un affranchissement des conventions que l’on retrouve dans les vestiges de son ouvrage interdit. Mais peut-être que pour Claude Le Petit la poésie doit être conservée secrètement, à l’image des vers du personnage anagrammatique de Pilette, dans L’Heure du Berger, enfermés dans un coffre et extirpés par le narrateur.

      Rééditions du Paris ridicule

      Le long poème consacré à la satire de Paris est le seul poème de Claude Le Petit à connaître des rééditions dès le XVIIe siècle. Si ce succès peut sembler paradoxal au vu de l’interdiction, il n’est pourtant pas si étonnant que le texte le plus sulfureux soit celui qui attise le plus les convoitises des imprimeurs et qui pique le plus la curiosité des lecteurs. En effet, les sanctions juridiques suscitent un vif attrait pour les textes incriminés4, dont Paris ridicule est un exemple parmi d’autres. Néanmoins ce poème est moins obscène – au sens pornographique – que ne le sont les rares poésies licencieuses encore conservées du Bordel des Muses, telles les stances « Sur mon bordel des muses » ou le sonnet « Aux Précieuses ». C’est le caractère blasphématoire, plus concentré dans les strophes satiriques sur la capitale, visant la famille royale, les ordres religieux et la Sainte Vierge5, qui devient le plus attractif.

      Si l’œuvre de Claude Le Petit ne tombe pas dans l’oubli, la censure oblige les imprimeurs à agir clandestinement. Les enjeux économiques sont probables dans les nombreuses éditions du Paris ridicule. La curiosité a fonctionné comme une publicité occulte et a rassemblé à coup sûr un cercle de lecteurs. Pour le seul XVIIe siècle, on compte trois éditions en 1668, puis une


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