" A qui lira ": Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle. Группа авторов


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la vie de mon père, dont j’ai vu la fin et dont j’ai appris le commencement par ses papiers. J’en suis venu à bout, et de celle de mon grand-père, de sorte que je remonte présentement jusqu’à mon aïeul, c’est-à-dire par la droite ligne, car pour les collatéraux, je ne les nommerai qu’en passant. Ce sera donc une Histoire généalogique de notre maison, qui sera aussi exacte, moins flatteuse et plus agréablement écrite que si les gens du métier l’avaient faite.3

      L’Histoire généalogique, en dépit de son apparente autonomie, appelle à un renvoi vers les Mémoires et les portraits. On voit ici comment un texte vient s’insérer dans l’autre. De la même façon que l’on peut se reporter aux Mémoires pour combler une lacune calculée de la généalogie, L’Histoire amoureuse des Gaules trouve un écho important dans les devises du château de Bussy. Chaque œuvre de Bussy-Rabutin est soutenue par une invitation à se servir des autres œuvres pour la compléter. En outre, Bussy-Rabutin laisse des blancs dans ses manuscrits. Ainsi, le manuscrit de LHistoire généalogique conservé à la bibliothèque de l’Arsenal a été parfois complété par l’auteur lui-même, là où celui du fonds Rothschild demeure incomplet. La notice généalogique concernant Amé de Rabutin, fils du comte, présente ainsi sa situation en 1684 dans l’exemplaire de l’Arsenal, quand l’exemplaire du département des manuscrits de la bibliothèque Richelieu s’arrête en 16834. Le manuscrit destiné à circuler dans la famille – celui de l’Arsenal, l’autre étant, on l’a vu, un manuscrit d’apparat pour la duchesse de Holstein – invite les successeurs du généalogiste à poursuivre son entreprise. De la sorte, à l’instar d’un livre de raison, la généalogie devient une œuvre à potentiel collectif5.

      La forme manuscrite favorise cette plasticité : c’est uniquement sous la caution manuscrite que le texte rejette une forme unique et peut appeler à être amendé au fur et à mesure des générations, sans neutraliser la fonction de solidarité familiale induite par la pratique de l’écriture de la main propre. On peut ainsi se permettre de reposer la question des lourdes modifications souvent apportées par les héritiers. Les discours de Bussy ont largement été corrigés par sa fille et par le père Bouhours ; il y a fort à penser que les manuscrits de Bussy-Rabutin sont conçus pour supporter ces passages de main en main et ces modifications.

      On se trouve en présence d’une même modalité d’écriture, qu’on pourrait qualifier d’auto-familiale. L’Histoire généalogique se présente en annexe des Mémoires ; eux-mêmes sont redoublés par le Discours à ses enfants sur le bon usage des adversités, où Bussy-Rabutin écrit un abrégé de sa vie, intégrée à une lignée d’« illustres malheureux ». Tous ces textes participent d’un même mouvement d’écriture, sont considérés de la même manière par leur auteur, et jouissent d’une même stratégie de destination : ils sont adressés aux enfants ou à la famille proche, ils sont sujets de la correspondance, l’intègrent parfois – c’est le cas des Mémoires – ou y sont joints. Il y a un véritable continuum entre les œuvres de Bussy-Rabutin : tout est contenu dans tout. L’écriture manuscrite, qui consacre le processus d’élection aristocratique du texte et de ses lecteurs, sert alors pleinement de liant et apporte à l’ensemble une homogénéité manifeste. Cette homogénéité est largement favorisée par la plasticité qu’autorise la pratique manuscrite. La copie comme les modifications du texte – qui ne sont jamais tant des corrections que des enrichissements – permettent d’infléchir le texte en fonction de ses destinataires et de ses usages, entre lecture à plaisir ou volonté de transmission de la mémoire familiale.

      Cette idée du plaisir du texte nous invite par ailleurs à penser la plasticité du manuscrit comme le moyen de le mettre au profit de morceaux choisis. Dans la perspective d’une sociabilité littéraire soutenue par l’écriture familiale, la sélection de textes au sein du manuscrit et la pratique de la copie, permettent pleinement d’envisager une pratique d’écriture anthologique. De la même manière que la lecture de la généalogie peut débuter à des endroits variés du texte, les Mémoires peuvent subir des coupes et être lus, à l’instar des longs romans ou des recueils de nouvelles, au gré d’une sélection d’épisodes :

      Vous devriez m’envoyer quelques morceaux de vos mémoires. Je sais des gens qui en ont vu quelque chose, qui ne vous aiment pas tant que je fais, quoiqu’ils aient plus de mérite.

      Je vous prie seulement de m’envoyer quelque endroit de vos mémoires touchant la guerre, comme par exemple la campagne de Mardick.6

      Cette pratique est très courante dans les correspondances du XVIIe siècle. Elle est très représentée chez Bussy-Rabutin et Sévigné, qui s’envoient toutes sortes de pièces. L’académicien y endosse son rôle de critique, et la marquise celui de médiatrice entre l’exilé et le monde. Dans le cadre des Mémoires comme dans celui de l’Histoire généalogique, il s’agit à la fois d’offrir des morceaux choisis à Sévigné, mais également de programmer une réception plus large à la cour. L’exemplaire des Mémoires conservé à la Bibliothèque de l’Institut, vraisemblablement destiné à Louis XIV, participe aussi d’une sélection d’épisodes et de lettres. Cette pratique nous permet d’envisager le texte dans ses dispositions à être fragmenté. L’œuvre de Bussy-Rabutin constitue un ensemble, certes, mais un ensemble que la pratique manuscrite permet de démonter et de remonter sans cesse au gré des copies et des envois. Le manuscrit est le gage de la vivacité de l’œuvre. Sans aller jusqu’à considérer que l’imprimé fixe irrémédiablement l’œuvre, il faut noter qu’il réduit considérablement sa capacité à s’adapter à une pluralité de publics sous une pluralité de formes. Le texte perd sa noblesse quand il est imprimé.

      Il n’y a pas, en définitive, chez Bussy-Rabutin, de prise en considération de l’œuvre finie en soi. Les manuscrits ne sont pas un avant-texte, et ne sont pas non plus le texte lui-même. L’œuvre est un chantier perpétuel, parce qu’elle est susceptible, même fixée par les copies, de modifications perpétuelles, conditionnées par une volonté de se servir de l’œuvre comme du creuset d’une solidarité familiale et d’une sociabilité mondaine. L’œuvre au long cours – Mémoires, généalogie, roman – est à envisager comme œuvres fragmentables. Le manuscrit est le gage de cette fragmentation potentielle, et vient offrir un contrepoids aux différents procédés qui servent la cohérence de l’ensemble des textes rédigés par Bussy-Rabutin. L’œuvre familiale, dans ses systèmes d’échos, dans ses effets de répartition, est à la fois un discours familial à grande échelle et un ensemble de morceaux choisis pour le plaisir des individus. Strictement située entre individualité et collectivité, cette forme d’écriture met en évidence une posture d’auteur ambiguë, entre dilettantisme revendiqué et contrôle quasi-professionnel d’une production littéraire. L’œuvre de Bussy-Rabutin soulève dès lors un grand nombre de questions quant à la pratique du manuscrit. La donnée familiale, nourrie de l’assurance d’une solidarité du sang réactivée par une considération aristocratique de l’encre, nous a semblé une hypothèse viable pour résoudre, chez Bussy-Rabutin, le paradoxe de l’écrivant qui se piquait de ne pas être écrivain.

      ANNEXES

      BnF, Ms Rothschild 3149, f. 70 r.

      BnF, Arsenal, Ms 4159, f. 287 r.

      BnF Ms Rothschild 3149.

      Publier sans imprimer : le défi des épistolières

      Nathalie FREIDEL

      Université Wilfrid Laurier

      Les études récentes sur l’épistolarité


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