" A qui lira ": Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle. Группа авторов


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par les manuels, est garanti exclusivement par une autorité masculine. Pourtant, lorsque la correspondance de Bussy est publiée en 1697, par les soins de sa fille, Louise-Françoise de Coligny, et de Bouhours2, on y découvre que ses correspondants sont pour beaucoup des correspondantes, dont les lettres sont incluses parmi celles de Bussy. Ce choix des premiers éditeurs, peu banal compte tenu de la réticence à imprimer qui caractérise la production épistolaire féminine, s’explique par la nature des manuscrits laissés par Bussy, qui prenait copie de sa correspondance (envoyée et reçue) pour composer la suite de ses mémoires3. Cette édition permet en particulier à ses contemporains de découvrir les premières lettres imprimées de Sévigné4. Certes, les épistolières demeurent dans l’anonymat car, comme le constate Ludovic Lalanne à propos des premières éditions françaises de cette correspondance : « on se borne presque partout à indiquer les noms propres par des initiales, qui même quelquefois sont fausses5 ». Il faut donc attendre l’édition en 6 tomes établie par ce dernier au tournant du XIXe siècle pour que la contribution des femmes à ce corpus épistolaire apparaisse dans toute son ampleur6. Alors qu’on ne s’est penché jusqu’ici qu’isolément sur le cas de quelques contributrices jugées plus douées ou plus intéressantes7, nous nous proposons d’observer la dynamique à l’œuvre dans le groupe des épistolières recrutées par Bussy dès les débuts de son exil, à partir de 1666.

      Il s’agira tout d’abord de souligner l’importance d’un groupe féminin qui tend à s’organiser en réseau de soutien. Contrairement à une tradition critique qui a fait de ces échanges « une frivole conversation mondaine avec quelques dames8 », nous voyons dans l’entreprise qui consiste à transmettre les nouvelles de Paris et de la cour, voire à œuvrer en sous-main pour le retour en grâce de Bussy, une intéressante formule collaborative et clandestine, venant illustrer l’intuition de Janet Altman selon laquelle le XVIIe siècle verrait la constitution d’un « underground » de l’épistolaire féminin9. Nous nous intéresserons ensuite à la prise en compte de la littérarité de l’épistolaire dans le contrat implicite qui se met en place entre Bussy et ses correspondantes. À côté de la dimension pragmatique et informative, la fréquence des remarques et des commentaires stylistiques, ainsi que l’échange de nombreuses pièces en prose et en vers, font du commerce de lettres un véritable atelier d’écriture. A priori, le partenariat avec un homme que sa réputation de libertin n’a pas empêché d’entrer à l’Académie, sert les ambitions d’écrivaines amateures, manifestement conscientes de participer au travail d’archivage et de catalogage, par Bussy, d’ego-documents à léguer à la postérité10. Mais non contentes de contribuer à l’entreprise apologétique, les épistolières11 se montrent disposées à poursuivre l’œuvre de fiction scandaleuse, en donnant une suite au récit des amours malheureuses avec Mme de Montglas dont le premier épisode, « Histoire de Bussy et de Bélise », venait clore l’Histoire amoureuse des Gaules12.

      Un comité de soutien féminin

      Qui sont ces esprits intrépides qui, à peine le libertin mal repenti tiré de la Bastille et réfugié sur ses terres bourguignonnes, s’engagent dans une correspondance qui, pour beaucoup, se poursuivra tout au long de l’exil et de la vie de Bussy ? À première vue, on a affaire à un groupe hétérogène qui réunit des femmes de la haute et de la petite noblesse provinciale, des personnalités en vue comme la comtesse de Fiesque1, et d’autres plus discrètes, comme Mme de Scudéry2, dont le talent nous serait demeuré inconnu sans cette correspondance. Plusieurs générations sont confondues : la comtesse de Fiesque est née en 1619, la comtesse de Guiche et Mlle d’Armentières ont vingt-deux ans. Le cercle des muses galantes à la réputation sulfureuse – Mme de Gouville3, la comtesse de Fiesque –, côtoie celui des muses savantes – Mme de Scudéry, veuve et dévote –, des précieuses qui militent contre l’amour – Mlle Dupré –, et des indépendantes, réfractaires aux catégories – Mme de Sévigné.

      On discerne toutefois des liens multiples et variés entre les correspondantes de la première heure. Liens familiaux d’abord : d’après Mireille Gérard, « la plupart des correspondants de Bussy en 1666 sont en fait de proches parents4 ». Moyennant la conception extensible de la notion de cousinage, l’épistolier peut s’estimer apparenté à des degrés divers à Sévigné, Fiesque, Gouville, Guiche et jusqu’à la Grande Mademoiselle. Dans ce réseau familial entendu au sens large se dessinent également d’étroits liens politiques : plusieurs épistolières font partie de l’entourage de Mlle de Montpensier – c’est le cas de Fiesque et de Scudéry – et ont été mêlées, comme Gouville, aux intrigues de la Fronde5. Myriam Tsimbidy, qui s’est penchée sur la correspondance de Bussy avec Mademoiselle, montre que des liens d’estime, voire d’amitié existaient entre eux6. En 1662, alors que la princesse est exilée à Saint-Fargeau après le refus du mariage portugais, Bussy lui adresse de véritables gazettes sur tous les événements de la cour. En 1666, dans l’entourage de cette princesse, on s’empresse donc de retourner la faveur en permettant à l’exilé de demeurer en contact avec le centre des nouvelles et en jouant les intermédiaires : Fiesque s’offre pour faire pression sur ceux qui travaillent au retour en grâce, Scudéry est en relation étroite avec Saint-Aignan, principal soutien de Bussy auprès de Louvois, et Dupré assure la liaison avec des personnalités du milieu lettré comme Conrart, Bouhours et Rapin.

      Ensuite, la plupart des correspondantes sont liées d’amitié et se fréquentent assidûment. La « Comtesse » (de Fiesque) figure régulièrement dans les listes d’amis et de proches dont Sévigné transmet les compliments et les nouvelles à sa fille7. Bussy, quand il s’adresse à ce réseau amical, doit tenir compte du fait que ses interlocutrices se fréquentent au quotidien, sous peine de se faire gentiment moquer de lui :

      Je me trouvai hier chez Mme de Montglas, qui avait reçu une de vos lettres, et Mme de Gouville une autre ; je croyais en trouver une chez moi. Mais je fus trompée dans mon attente, et je jugeai que vous n’aviez pas voulu confondre tant de rares merveilles.8

      La plaisanterie, qui associe avec élégance le reproche et l’excuse, assure discrètement la promotion du groupe des correspondantes. Et tandis que Bussy doit fournir aux attentes de chacune, les épistolières s’associent aussi bien dans la lecture que dans l’écriture et l’expédition des lettres :

      Je vous dirais que je n’ai point reçu ce paquet de votre part, dans lequel vous me mandez qu’il y avoit deux lettres de vos amies.9

      Je vous assure, monsieur, que je vous ai écrit une grande lettre de l’hôtel de Sully : la duchesse vous fit même un compliment dans ma lettre et badinoit avec vous ; nous vous mandions toutes les nouvelles.10

      J’arrive de la campagne de mon côté et notre cousine [de Fiesque] du sien. La première chose à quoi nous pensons, c’est à vous écrire et à vous prier d’envoyer chez moi prendre nos deux portraits […]. La comtesse dit qu’elle ne vous écrit pas mais que vous n’en êtes pas moins persuadée de son amitié. Entre vous deux le débat.11

      Loin de n’être qu’une commodité postale, la tactique du tir groupé renforce l’avantage des épistolières, autorisant l’appel à témoin en cas de litige (lettres perdues, manque d’assiduité). Toute nouvelle recrue se recommande du groupe. Quand Mme de Scudéry prend l’initiative d’écrire à Bussy, elle met d’abord en avant la pression de ses amies – « Je crois qu’elles se sont imaginé que nous nous connoissions encore plus que nous faisons » –, puis déclare faire équipe avec Mlle Dupré, autre ennemie de la galanterie : « Nous sommes inséparables. C’est la meilleure amie que j’aie au monde12. » Enfin, son amitié pour Mme de Montmorency13 montre que des recoupements sont possibles entre le cercle des muses savantes et celui des muses galantes. Les lettres de Bussy doivent tenir compte de cette dynamique de groupe et du fait qu’une allocutaire peut en cacher une autre :

      Pour Mlle de Vandy, je lui ai lu l’endroit de votre lettre où vous me mandez la manière dont vous feriez galanterie si vous étiez une dame : elle en a extrêmement ri. Enfin elle m’a prié de vous le mander et qu’elle était toujours votre servante.14


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