La trahison de Darwin. Gerardo Bartolomé
précise pour générer un point de premier ordre dont nous avons besoin. Expliquez le vous-même Mr Stokes.
Le jeune Robert FitzRoy, par Philip Gidley King.
— Oui capitaine. Nous avons défini trois ordres de précision dans la prise des coordonnées. Celles du premier ordre ont une précision de moins de 20 secondes d’angle. Les vagues génèrent un mouvement du bateau qui en ce moment doit être de cinq degrés, c'est-à-dire 1000 fois plus grand que la précision requise. Les mesures en haute mer ne sont faites que lorsqu’il n’y a pas de terre et elles servent uniquement pour la navigation, c'est-à-dire pour savoir où on est, et non pour faire des cartes.
— Bien dit Mr Stokes. Mr Wickam, de combien nous retarderait d’inclure au plan de navigation un arrêt aux Roches de San Pablo ?
— Il faudrait réaliser quelques mesures mais je pense que cela rajouterait deux jours.
— Parfait, si à cela nous ajoutons un jour pour effectuer les mesures cela nous rajoute trois jours, c’est beaucoup moins que les douze jours qui nous retardent ici. Finalement vous Mr Darwin, quel effet pensez vous que peut avoir sur votre travail le fait de ne pas nous arrêter ici à Tenerife ?
Fitz Roy prit Darwin par surprise, le naturaliste ne pensait pas que son opinion pouvait avoir pour le capitaine tant de poids et il le remercia d’être pris en compte comme les autres officiers.
— C’est difficile à dire, capitaine. Du point de vue géologique c’est dommage de ne pas pouvoir examiner la nature des roches. Ces îles, à l’instar de plusieurs archipels de l’Océan Atlantique, semblent avoir été formées par volcanisme. Mais ce que je ne peux pas examiner ici je pourrai l’examiner au Cap Vert, qui, si j’ai bien compris, a un aspect semblable. Et puis l’idée d’examiner des roches perdues au milieu de l’océan comme celles de San Pablo me plaît beaucoup.
Ayant écouté l’opinion de tous, Fitz Roy prit quelques secondes de réflexion et poursuivit :
— Très bien messieurs, nous sauterons donc notre escale prévue aux îles Canaries et nous poursuivrons vers les Iles du Cap Vert, où j’espère on ne nous stoppera pas pour une quarantaine ridicule, et nous inclurons à notre route un arrêt aux Roches de San Pablo. Messieurs… en route! Mr Wickham, levez les ancres immédiatement!
* * *
The first time I heard from Darwin a disturbing comment, regarding the direction his observations were leading him to occurred when…
La première fois que j’entendis de Darwin un commentaire dérangeant au sujet de ses observations qui le mèneraient où l’on sait, ce fut lorsque nous revenions en barque au Beagle après avoir réalisé des observations et des mesures aux Roches de San Pablo.
Le Beagle était arrêté à environ deux milles de la petite île perdue dans l’immensité de l’Océan Atlantique. Puisque l’on n’avait pas pu atteindre le fond pour s’ancrer, il avait été décidé que le bateau devrait rester relativement éloigné pour éviter que les vents ne le poussent dangereusement vers les roches. Un groupe d’observation composé de Stokes, Wickham, Darwin et de plusieurs marins partit avec deux barques.
L’île avait une superficie inférieure à une demi mille carré et une altitude d’un peu moins de quarante pieds au dessus du niveau de la mer. Les vagues frappaient les roches avec férocité. Chaque espace de l’île était occupé par des oiseaux, leurs nids et pigeonneaux. Les oiseaux ne craignaient pas les hommes, ce qui permit à ces derniers de chasser à la main beaucoup de ces volatiles et de récolter une grande quantité d’œufs frais.
Pendant que Stokes attendait midi pour effectuer la mesure des coordonnées, Darwin vagabondait dans l’île avec son marteau de géologie, et ramassait des pierres et quelques exemplaires d’oiseaux, d’insectes et de crustacés. Quelques minutes après midi, Stokes avertit qu’il avait terminé et tous les hommes retournèrent à leur barque. Mettre les petites embarcations à l’eau et faire monter tout le monde en sécurité fut une opération bougrement compliquée car la mer était agitée et qu’il n’y avait pas de plage pour entrer dans l’eau progressivement. Enfin, lorsque les barques flottèrent au dessus des vagues, les marins commencèrent à ramer mais le vent contraire les freinait.
Darwin, assis au côté de Stokes, lui demanda comment s’étaient passées ses observations.
— Très bien Charles. La latitude est de 55 minutes au nord de l’Equateur ainsi demain, lorsque nous le traverserons, vous aurez votre baptême, comme toute personne le traversant pour la première fois. Et vos observations ? Avez-vous découvert quelque chose d’intéressant ?
— Du point de vue géologique, l’île est d’origine volcanique. Il est probable que ce que nous considérons comme une île soit la partie supérieure d’un volcan qui a des milliers de pieds de hauteur depuis le fond de la mer. En ce point, c’est assez similaire au Cap Vert à la différence que ces roches émergèrent de la mer plus récemment. Ca n’est pas très différent de ce que nous avons vu aux Canaries ou de ce que j’ai lu sur les autres îles de l’Atlantique comme celles de l’Ascension et Sainte Hélène. Tout cela m’amènerait à penser que le fond de l’océan Atlantique est truffé de volcans submergés, et que seuls quelques uns atteignent la surface. Peut être que là en dessous, il y a toute une cordillère.
Darwin regarda l’horizon comme si son esprit était perdu dans quelque autre exposé.
— Mais le plus étrange et même inquiétant, John, ce n’est pas la géologie mais plutôt la faune et la flore.
— Que peut il y avoir d’inquiétant dans la faune de cette île ? Je n’ai vu que deux types d’oiseaux.
— Justement, il n’y a que deux types d’oiseaux, le fou brun et la sterne. Je n’ai pas rencontré d’autres insectes que quelques acariens qui vivent sûrement dans le plumage des oiseaux. John, pourquoi lorsque Dieu créa le monde et le remplit d’animaux et de plantes, il ne mit dans ce lieu que ces deux espèces d’oiseaux ?
— Je ne sais pas Charles.
— Et bien moi, je pense que lorsque Dieu créa le monde cette île n’existait pas. Elle émergea après et du coup, elle n’avait pas d’animaux. Ces deux types d’oiseaux sont voyageurs, ils sont arrivés par la suite et ils trouvèrent ici un environnement dans lequel ils pouvaient vivre et se reproduire.
— Cela semble assez logique et très intéressant, Charles, mais je ne vois rien d’inquiétant là dedans.
— C’est que je pense que la même chose a dû se passer au Cap Vert et à Tenerife, mais il y a beaucoup plus longtemps. C'est-à-dire que les Canaries et le Cap Vert émergèrent du fond de la mer sans faune ni flore et qu’elles furent peuplées presque en même temps que l’activité géologique les faisait grandir. Le Cap Vert a des montagnes plus hautes, plus de végétation et plus d’animaux parce qu’elle a émergé avant et qu’il s’est écoulé plus de temps. Les roches de San Pablo, le Cap Vert et les Canaries sont des étapes différentes du même phénomène. Mais… et c’est ici que cela devient inquiétant, il ne me semble pas que les 6000 ans qui nous séparent de la Création selon la Bible soient suffisants pour que ces énormes changements se produisent.
Stokes suivait la logique de Darwin avec un mélange d’admiration et de préoccupation. Pourquoi êtes vous si sûr que 6000 ans n’aient pas suffit à ce changement ?
— Voyez vous John, Rome fut fondé en 600 avant JC, donc il y a 2500 ans environ. L’Italie et l’Europe qu’ils décrivent ne semblent pas très différentes de celles d’aujourd’hui. Le Vésuve et l’Etna, pour mentionner quelques volcans actifs, ne sont pas beaucoup plus grands aujourd’hui qu’à cette époque. En plus, de ce que l’on m’en a dit, la zone proche de Naples peut avoir reçu une cinquantaine de pieds de cendres volcaniques depuis que le Vésuve a enseveli Pompéi.