Les Mémoires d'un âne. Comtesse de Ségur
mère Tranchet.
Mère Tranchet:—Combien êtes-vous d'ânes ici présents?
Jeannot:—Nous sommes seize sans vous compter, mère Tranchet.
Un nouveau rire accueillit cette plaisanterie.
Mère Tranchet: riant.—Tiens, t'es un malin, toi. Et que doit gagner le premier arrivé?
Jeannot:—D'abord l'honneur, et puis une montre d'argent.
Mère Tranchet:—Je serais bien aise d'être une bourrique pour gagner la montre; je n'ai jamais eu de quoi en avoir une.
Jeannot:—Ah bien! si vous aviez amené un bourri, vous auriez couru la chance.
Et tous de rire de plus belle.
Mère Tranchet:—Où veux-tu que je prenne un bourri? Est-ce que j'ai jamais eu de quoi en nourrir et de quoi en payer un?
Cette bonne femme me plaisait; elle avait l'air bonne et gaie: j'eus l'idée de lui faire gagner la montre. J'étais bien habitué à courir; tous les jours dans la forêt je faisais de longues courses pour me réchauffer, et j'avais eu jadis la réputation de courir aussi vite et aussi longtemps qu'un cheval.
«Voyons, me dis-je, essayons; si je perds, je n'y perdrai rien; si je gagne, je ferai gagner une montre à la mère Tranchet, qui en a bonne envie.»
Je partis au petit trot, et j'allai me placer à côté du dernier âne; je pris un air et je me mis à braire avec vigueur.
—Holà, holà! l'ami, s'écria André, vas-tu finir ta musique? Décampe, bourri, tu n'as pas de maître, tu es trop mal peigné, tu ne peux pas courir.
Je me tus, mais je ne bougeai pas de ma place. Les uns riaient, les autres se fâchaient; on commençait à se quereller lorsque la mère Tranchet s'écria:
—S'il n'a pas de maître, il va avoir une maîtresse; je le reconnais maintenant. C'est Cadichon, l'âne de c'te pauvre mam'selle Pauline; ils l'ont chassé quand la petite ne s'est plus trouvée là pour le protéger, et je crois bien qu'il a vécu tout l'hiver dans la forêt, car personne ne l'a revu depuis. Je le prends donc aujourd'hui à mon service; il va courir pour moi.
—Tiens, c'est Cadichon! s'écria-t-on de tous côtés, j'en ai entendu parler de ce fameux Cadichon.
Jeannot:—Mais, si vous faites courir pour vous, mère Tranchet, il faut tout de même déposer dans le sac du maire une pièce blanche de cinquante centimes.
Mère Tranchet:—Qu'à cela ne tienne, mes enfants. Voici ma pièce, ajouta-t-elle en dénouant un coin de son mouchoir; mais ... faut pas m'en demander d'autres, car je n'en ai pas beaucoup.
Jeannot:—Ah bien! si vous gagnez, vous n'en manquerez pas, car tout le village a mis au sac: il y a plus de cent francs.
J'approchai de la mère Tranchet, et je fis une pirouette, un saut, une ruade d'un air si délibéré que les jeunes garçons commencèrent à craindre de me voir gagner le prix.
—Ecoute, Jeannot, dit André tout bas, tu as eu tort de laisser la mère Tranchet mettre au sac. La voilà maintenant qui a le droit de faire courir Cadichon, et il m'a l'air alerte et disposé à nous souffler la montre et l'argent.
Jeannot:—Ah bah! que t'es nigaud! Tu ne vois donc pas la figure qu'il a, ce pauvre Cadichon! Il va nous faire rire; il n'ira pas loin, va.
André:—Je n'en sais rien. Si je lui présentais de l'avoine pour le faire partir?
Jeannot:—Et les dix sous de la mère Tranchet, donc?
André:—Et bien, l'âne parti, on les lui rendrait.
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